La déconstruction du genre du western et de la figure du cow-boy trouve une représentante plus fameuse en la personne de Kelly Reichardt qu'en Jane Campion pour la simple et bonne raison que le portrait d'une masculinité toxique entretenue par un milieu ne suffit pas à ébranler des codes narratifs et esthétiques.
Cela commence dans le Montana, en 1925, on s'attendrait donc à un western enneigé, de montagnes et de forêts. Mais Jane Campion filme les paysages lunaires de Nouvelle-Zélande, dans la plaine du Maniototo et la charge d'une symbolique presque chamanique. Phil (Benedict Cumberbatch) est un sale type qui convoie le bétail en marmonnant des insanités à tour de bras, accompagné d'une ribambelle d'autres brutes épaisses. Son frère, Georges (Jesse Plemons) se contente de baisser les yeux de honte devant ce frère indigne et s'entiche rapidement d'une veuve fragile (Kirsten Dunst) qui élève son délicat fils (Kodi Smit-McPhee) Peter, tout en servant du poulet frit aux cow-boys ivres du coin. Tous ces personnages antagonistes vont vivre sous le même toit, dans un luxueux ranch au pied des collines, un véritable "îlot de civilisation" comme le dit Georges, fièrement, où l'on joue du piano à queue (il ressemble tout autant à un cercueil lorsqu'on le porte sur une plage comme dans La Leçon de piano que dans le sable comme ici).
Dans sa première partie, Jane Campion décrit la tension grandissante des relations entre Rose, qui sombre dans un alcoolisme frénétique, comme son mari suicidé, et Phil, qui fredonne, joue des airs de mandoline, se cache derrière des battants de fenêtre pour observer sa proie. La tension est accompagnée des violons stridents et lancinants d'une bande-son composée par Jonny Greenwood, qui fait un peu songer aux sons inquiétants du Under the skin de Jonathan Glazer. Tout l'intérêt du film est de n'apporter que des réponses partielles. Phil déteste-t-il Rose ou éprouve-t-il au contraire un désir dévorant ? D'où vient son homophobie épidermique ? Qu'éprouve-t-il au juste pour le jeune Peter ? Jane Campion mobilise une imagerie lourde de sens sur le plan symbolique pour nous l'expliquer sans jamais faire la généalogie de ces désirs tus : selles caressées langoureusement, corps de Cumberbatch humide, pieux plantés avec vigueur, cordes en cuir patiemment nouées. Outre ce redoublement de la tension dramatique par l'instauration d'une tension souterraine, symbolique qui suit la logique de l'expression d'un désir refoulé (pour un cow-boy mort du nom de Bronco Henry), Campion guide notre compréhension par une construction en chapitres. Cinq chapitres pour renvoyer aux cinq actes d'une tragédie dont l'acmé correspond au rapprochement dangereux entre Phil et Peter, entre la proie - d'où l'analogie très explicite du lapin pris au piège - et le prédateur, autour d'une cigarette récupérée au bord de lèvres humides, tandis que nous ne faisons qu'attendre, fébrilement, la catastrophe. L'issue de la tragédie sera fatale puisque Phil meurt.
La catastrophe annoncée n'arrive pas mais maintient le spectateur dans un état de flottement et d'anxiété. Elle ne sera que perpétuellement suggérée par une mise en parallèle un peu facile des forces naturelles de putréfaction et de destruction et des forces sexuelles réfrénées. La métaphore animale qui court à travers tout le film est grossière. Le lapin pourchassé déjà évoqué ainsi que le bétail castré, le cheval frappé à la tête et les corps éventrés renvoient à un imaginaire biblique que la citation finale explicite (« Protège mon âme contre le glaive, ma vie contre le pouvoir des chiens ! ») et en creux à un parti-pris esthétique peu inspiré que l'on retrouvait déjà chez Lars Von Trier avec un renard malfaisant, un corbeau agressif et une biche effrayée.
À cette exploration du mythe de l'Ouest et du cow-boy menée dans le roman de Thomas Savage, Campion préfère en fait une peinture assez convenue d'un milieu toxique et d'une masculinité ivre d'elle-même sans jamais jouer le jeu d'une critique en bonne et due forme ou du déploiement d'un récit vraiment alternatif comme celui que propose Kelly Reichardt dans First Cow. Le mal endémique n'est pas expliqué mais signalé par des lacunes, voire des béances dans un récit très structuré mais mal construit. Les personnages principaux s'effacent brutalement, la tension dramatique est mise à mal par un symbolisme lourd et ne subsiste finalement qu'un sentiment d'inachevé, de déception à l'égard d'un film qui aurait pu être bien autre chose.