5 raisons de courir voir The Substance

1/ Parce que les amateurs de body horror en auront pour leur argent.

Les aficionados le savent : un bon film du genre passe par un scénario aussi simple qu’efficace. Les happy ends y sont rares, voire quasi-inexistantes. La question n’est donc pas de savoir comment l’histoire se terminera pour les personnages, mais plutôt à quel point elle finira mal. Demi Moore incarne ici Elizabeth Sparkle, une ancienne star du cinéma reconvertie en animatrice de fitness à la télévision, et dont les cinquante ans annoncent douloureusement la fin de sa carrière. Une opportunité extraordinaire lui permet de retrouver une seconde jeunesse, à la condition de respecter scrupuleusement le protocole qui lui est expliqué. Vous le voyez venir, les choses ne pourront pas bien se passer. Tout le sel du body horror consiste parfois justement en ce grain de sable venant systématiquement enrayer une machine censée rester bien rodée. Qu’il s’agisse d’un accident, d’un coup de malchance, ou bien d’une volonté délibérée du protagoniste de faire fi des règles imposées, le résultat reste le même : la catastrophe s’annonce. En l’occurrence, Coralie Fargeat se régale (et régale le spectateur par la même occasion), en choisissant un sujet ô combien sensible : l’altération inéluctable du corps par le temps, tous les corps. Dès les premières scènes, la réalisatrice en appelle à des plans très organiques, déjà présents dans son premier long-métrage. Une mise en bouche (littéralement), qui n’épargnera pas les hypersensibles aux sons. Tout suinte, tout se craquelle, tout se dilate. Avec un sens de la gradation parfaitement maîtrisé, Fargeat déroule la bobine de cette fable sanguinolente, sans aucune pitié pour le spectateur trop candide. Jouant avec notre voyeurisme autant qu’avec notre sensibilité, au plaisir sordide de contempler les péripéties du personnage se substituent très vite les grimaces de plus en plus irrépressibles. La déchéance est telle que le dernier tiers (et plus encore le dernier quart) du film en devient proprement insoutenable de cruauté. En point d’orgue, une conclusion écarlate et un bain de sang au sens propre comme figuré, promis à devenir la marque de fabrique précédemment poussée à l’extrême dans Revenge, qui déjà avait imprégné les esprits.


2/ Parce que le monde du cinéma moderne a besoin de ce genre d’audace.

Dans une époque où le politiquement correct reprend de plus en plus de place, et où les décisions liées à la censure de certaines images peuvent laisser dubitatif, The Substance fait du bien. On en vient même à se demander comment de tels projets parviennent encore à être pensés, validés, financés puis diffusés aussi librement (d’autant plus pour une réalisatrice n’en étant qu’à son second long-métrage). Au niveau d’intensité du film se devine celui de Coralie Fargeat, qui revendique et assume ce qui s’apparente à un long hurlement. Un cri de rage contre l’industrie, l’obsession de l’image, et les frontières trop étroites. Qu’on apprécie ou non l’expérience au visionnage, le cinéma et son public ont besoin de se confronter à des œuvres aussi viscérales, faites pour débattre, diviser, ou frémir. Les quelques récentes polémiques concernant des films supposés trop graphiques pour se voir estampillés tout public ne parviennent pas à faire illusion. Plus le temps passe, moins le spectateur réussit à être encore réellement choqué par du body horror au cinéma, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que ces productions restent relativement ponctuelles. Mais c’est surtout la créativité mise en berne et l’abondance de CGI à ne plus savoir quoi en faire, qui peuvent aussi être tenues pour responsables ; l’impact visuel des scènes en est considérablement amoindri. Si quelques critiques ont pu se faire entendre concernant la qualité de quelques effets, ils relèvent du chipotage. Le montage, associé au paysage sonore, se conjuguent sans effort pour livrer un spectacle écœurant et fascinant à la fois. Fargeat assume tout, jusqu’à tomber avec lucidité dans un grotesque qui n’ôte rien à la puissance du film. Sans fausse pudeur, elle embrasse absolument tous les aspects du body horror : de l’horreur psychologique aux abominations physiques extrêmes, en passant par un humour noir à souhait, tutoyé lui-même par des bouffées d’euphorie éphémères du côté du spectateur. Fargeat nous entraîne, joue avec les codes du genre et parvient à trouver la juste mesure entre références passées et modernité absolue.


3/ Parce que le film rend hommage aux grands autres longs-métrages du genre.

Et en parlant de références, le film regorge de clins d’œil pour les cinéphiles confirmés, mais pas que. S’il serait impossible ici de répertorier toutes les scènes, répliques ou allusions semées dans The Substance, certaines sont absolument évidentes. Les passionnés de John Carpenter retrouveront la monstruosité biologique du corps déformé à l’extrême, renvoyant aux passages les plus tourmentés et dantesques de The Thing. Une mouche tombée par inadvertance dans un cocktail, et c’est aussitôt le chef-d’œuvre de David Cronenberg qui, dès l’introduction du film, se glisse dans un coin de la tête du spectateur — avertissement qu’il ferait bien de prendre au sérieux. Certains plans se changent presque en calques, face au miroir les péripéties infâmes d’Elizabeth et Sue n’ont rien à envier à celles d’un Jeff Goldblum devant la glace en proie à une longue mais inévitable déliquescence. Quant à la conclusion apocalyptique qui attend les protagonistes comme le public de The Substance, elle renvoie là encore aux dernières minutes irrespirables de La Mouche, comme la douleur lancinante de Joseph Merrick, dans le Elephant Man de David Lynch. Par ailleurs, la passion inarrêtable de Coralie Fargeat pour les bains de sang initiés par un personnage féminin ne sont pas sans rappeler la célèbre Carrie au bal du diable de Brian de Palma, adaptation du roman de Stephen King. Et justement, le Shining de Stanley Kubrick transparaît à son tour de façon récurrente. Par des plans de couloir aussi vertigineux qu’angoissants, au gré de quelques motifs de moquette d’un certain hôtel Overlook, voire carrément d’un décor qui invoque les toilettes de l’établissement, c’est une panoplie de petites paillettes d’horreur qui s’amusent à titiller notre mémoire. Ce sont autant de références et de grands noms qui dansent ainsi, en filigrane, derrière les séquences millimétrées d’un montage aux petits oignons, calibré lui aussi par la réalisatrice française. Tout en conservant sa propre identité créatrice, Fargeat s’inscrit à son tour dans la lignée de ces génies du cinéma, sans pour autant oublier ce qu’elle doit, et le cinéma avec elle, à ses prédécesseurs.


4/ Parce que Demi Moore et Margaret Qualley.

Coralie Fargeat vend du rêve, et notamment pour sa propension à sélectionner un casting à la perfection. Dans Revenge, la quasi-inconnue Matilda Lutz avait déjà totalement ébloui le public par sa plastique de rêve et son apparence de poupée immaculée, peu à peu changée en amazone vengeresse au fil des heures. Kévin Janssens, quant à lui, transpirait cette virilité brutale et sanguinaire, passant du bellâtre presque trop lisse à la figure de cauchemar rugueuse. Fargeat réitère l’exploit pour The Substance : on ne pouvait en effet rêver mieux que deux actrices de cet acabit pour illustrer un récit pareil. Demi Moore s’offre peut-être l’un des plus grands rôles de sa carrière, en ayant emboîté le pas de sa réalisatrice dans une performance d’un courage assez hallucinant à Hollywood. Portant son apparence de beauté fanée et pourtant toujours magnétique à l’écran, son énergie fulgurante rend bouleversant le personnage d’Elizabeth, condamnée à se laisser entraîner dans un engrenage hors de contrôle. De son côté, Margaret Qualley s’impose avec une fraîcheur tout aussi tonitruante. Sa plastique offre l’opportunité à Fargeat de réitérer une fois de plus des plans presque outranciers déjà aperçus dans Revenge. Tout en brandissant ses messages féministes hauts et forts, la Française ne se dispense pas d’apprécier filmer le corps de ses comédiennes dans le moindre détail. Elle s’amuse, insiste sur des détails réalistes et familiers concernant la fatigue d’une Moore vieillissante, pour mieux pousser à l’extrême la fascination pour les courbes impeccables de Qualley. Ainsi, Fargeat exploite à fond les capacités de ses deux actrices, qui s’en donnent à cœur joie et ne ménagent pas leurs efforts. Les personnages masculins sont réduits à des pantins ou des ordures, voire les déclencheurs des malheurs qui accablent les femmes — toutes les femmes—- du long-métrage. Il fallait du cran pour oser incarner des avatars aussi radicalement différents sur grand écran. Pourtant, Moore, Qualley et Fargeat forment une chaîne de sororité en acier trempé et ne reculent devant rien.


5/ Parce que le film aborde une foule de thématiques primordiales et parfaitement exploitées.

Sous couvert de body horror, il est assez ahurissant de constater le nombre de messages que fait passer Coralie Fargeat au travers de ses héroïnes. The Substance est à la fois un plaidoyer, et une déclaration de guerre. Une main tendue vers la guérison, et une ode aux tourments féminins. Une proposition de réconciliation avec soi-même, et un désir de perfection et d’immortalité. Il faut peut-être être femme, pour comprendre parfaitement et entrer en totale empathie avec les protagonistes et leur descente aux enfers. Car quelle femme n’a pas redouté d’atteindre cette barre fatidique des cinquante ans ? Quelle femme n’a pas redouté de se retrouver abandonnée, systématiquement remplacée par de la “viande” plus fraîche, plus jeune, plus souple et plus attirante ? Dans un monde régenté en grande partie par le masculin (et en particulier le gotha de l’image), la cruauté de ce système aberrant n’est pas moins forte que celle qu’expose la conclusion du film. Mais bien au-delà du regard que portent les autres (et bien sûr les hommes) sur le corps féminin, Fargeat s’attarde davantage sur le regard des femmes envers elles-mêmes. L’intransigeance d’Elizabeth et la dureté de ses regards dans le miroir font mal. Car toute femme s’est sans doute contemplée au moins une fois avec le même dépit, la même terreur, la même crainte de ne pas être “assez”. Il fallait être femme pour penser, réfléchir, écrire et filmer l’histoire de The Substance. Il fallait être femme pour comprendre le rapport au corps délirant que la société occidentale martèle à longueur de journée. Il fallait être femme pour capter la dichotomie qui oppose deux volontés contraires : celle d’être parfaite aux yeux des autres et de soi-même, et trouver la paix et le bonheur au-delà de l’apparence. L’obsession de la minceur, de la peau lisse, de l’absence de rides et les troubles alimentaires figurent comme autant de personnages secondaires qui se glissent partout, à la fois fantomatiques et omniprésents dans cet immense appartement trop vide. Dans les hauteurs luxueuses de Los Angeles, personne ne vous entendra crier. Il ne reste que l’image, la plastique impeccable exposée sur panneaux publicitaires géants comme seuls les Américains savent les faire ; autant de miroirs déformants qu’Elizabeth et Sue affrontent jour après jour, en détruisant leur psyché inéluctablement. En ce sens, l’addiction et ses ravages sur la dégradation du corps comme de l’esprit est sans doute l’un des messages les plus essentiels du film.


Le pari est largement tenu, et le film est en tous points à la hauteur du scénario promis et de ses conséquences abominables. The Substance est important, et confirme, si l’on en doutait encore, l’intelligence et la perspicacité d’une Coralie Fargeat inspirée et inspirante. Vivement la suite.

Créée

le 30 oct. 2024

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SerenJager

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