Ces boulevards du crépuscule qui disparaissent

Il va falloir poser tout de suite les termes : Coralie Fargeat, c'est une bourrine. Ceux qui ont vu Revenge le savaient déjà, et c'est précisément pour cette raison qu'on l'aimera ou qu'on la détestera. La réalisatrice n'est pas là pour stimuler la matière grise avec des non-dits qui en révèlent beaucoup ou des développements inattendus, elle n'est pas là pour donner une démonstration qui plaît au cerveau. Elle est là pour attaquer les tripes, de manière très agressive. Je ne parle pas juste ici du gore de ses films, bien que ce contenu soit cohérent avec sa démarche, je parle de son envie de faire du pur sensitif reposant sur du dégoût. Elle ne cherche pas à transmettre une information de manière détournée, elle cherche à provoquer une réaction.


On peut résumer en une image de Revenge le cinéma de Coralie Fargeat et en quoi il fera soupirer beaucoup de monde et marquera d'autres personnes. Dans Revenge on suit la maîtresse d'un riche entrepreneur qui l'a invitée dans sa villa et qui sera rejoint par des potes chasseurs. L'ambiance est lascive, les regards sur elle se font désireux, on devine naturellement le piège qui va se refermer. L'ambiance vénéneuse sera présentée par un quotidien régulièrement entrecoupé de plans sur une pomme bien rouge que mademoiselle a croquée et qui va progressivement pourrir tandis qu'elle est oubliée dans un coin. En terme de subtilité c'est le néant, c'est du niveau du rat qui s'approche d'une tapette à souris dans Lucy de Luc Besson. En terme de pure transmission d'information, c'est grossier au possible et on pouvait tout à fait s'en passer. Par contre ces gros plans sur le pourrissement de la pomme créent un sentiment de rejet qui infusent sur le spectateur et lui donnent à sentir une atmosphère nauséabonde plutôt qu'à le lui en informer. On peut trouver le procédé facile et sa mise en avant frontale lourdingue. On peut aussi apprécier cette approche sensitive qui donne sans arrêt à ressentir le dégoût plutôt qu'à le comprendre à distance sur son fauteuil. Je rentre dans le 2e cas pour les films de Fargeat et je comprend sans problème que d'autres trouvent ça ridicule et pénible, moi même je peux me montrer moins réceptif pour d'autres films d'horreur au parti pris similaire selon si je suis en bonnes dispositions ou non. C'est ça qui va faire le tri entre les gens qui adorent et ceux qui détestent.


The Substance, c'est un dégueulis constant envers le monde. Si le film se contentait d'être une satire carrée sur l'abandon des stars vieillissantes, la beauferie du monde du showbiz et la haine de soi qu'engendre une injonction à la beauté absurde, il serait dépassé et fade. Les ficelles sont visibles parce que ce sont les mêmes que celles de tous les films qui l'ont précédé, le propos n'a pas changé d'un iota et à ce titre le prix du scénario reçu à Cannes ressemble à une farce. Le film est là pour provoquer un rejet, mélanger un monde aux couleurs criardes avec de la saleté, des producteurs dégueulasses qui bouffent leurs crevettes en gros plans avec des sons amplifiés en post-prod comme ils bouffent leurs vedettes pour les roter une fois la carcasse vidée (une reprise directe d'une mise en scène de Revenge, un peu dommage pour moi). Le body horror se mêle spécialement bien à ce contraste entre la perfection physique recherchée et la laideur qu'engendre ce monde, pour un finale aussi grotesque et éclaboussant qu'on pouvait l'attendre.


Le principe sur lequel repose le film, qui emprunte à d'autre tout en faisant un peu sa sauce, est le suivant : l'héroïne quinquagénaire (Demi Moore) ne va pas se transformer en version jeune, elle va en générer une qui est idéalisée (Elisabeth Qualley) en la faisant sortir de ses tripes avec une violence folle. Ces deux versions coexistent mais elles ne sont pas conscientes en même temps : elles alternent de l'une à l'autre par tranches d'une semaine, avec nécessité pour l'une de prendre soin du corps inerte de l'autre et de respecter son délai d'existence. Évidemment on voit bien ce qui risque d'arriver. L'intérêt de ce dédoublement de corps est de pouvoir faire un truc qui a été mal expliqué et donne l'impression d'une situation absurde, ce dont je voudrais parler en spoiler (pas que ça me paraisse divulgâcher vraiment l'intrigue, mais internet est tatillon).


On nous rabâche les oreilles sur le fait que les 2 héroïnes ne forment qu'une seule personne pour s'assurer que l'on comprenne bien la situation, mais quand ces 2 actrices passent leur temps à se considérer l'une l'autre comme deux personnages différents ça rend la situation très confuse. Comme beaucoup d'autres personnes je me suis demandé ce qui incitait Demi Moore à continuer de switcher avec Elisabeth Qualley alors qu'aucune d'elles ne fait mine d'avoir vécu les actions de l'autre et qu'elles finissent par se haïr, comme si elles n'étaient pas responsables de ce qu'accomplissait leur alter ego. Pourquoi continuer à faire vivre cet autre être si on n'en profite pas ? Pour ma part je pense que cette distinction entre les deux personnages se fait surtout dans leur tête pour se dédouaner. Le film fait dire explicitement à Demi-Moore "I hate myself" et elle continue le switch parce que même si elle oublie l'effet produit quand elle revient à elle et qu'elle déteste les conséquences de ses virées, elle sait que pendant une semaine elle aura vécu la vie dont elle rêve. Comme une grosse cuite qui nous laisse en blackout et dont on doit supporter les conséquences, en se maudissant d'être faible face à l'alcool. C'est comme ça que je le prend parce que c'est la façon qui a le plus de sens, mais il faut reconnaître que la réalisatrice brouille pas mal la chose avec le comportement de ses deux personnages au point de limite se contredire.


(spoil un poil plus prononcé, mais en restant vague)

C'est surtout le cas quand Demi Moore s'en prend à sa manière à Elisabeth Qualley par vengeance. J'apprécie de voir la version jeune subir soudainement durant un cauchemar la même peur de perdre sa perfection comme son alter ego, mais ça fait tellement mesquin qu'on n'imagine plus vraiment que c'est un dédoublement de personnalité. On a vraiment une bagarre entre deux générations, avec une jeune qui fout l'ancienne dans un placard à l'abri des regards pour la pomper jusqu'à l'os et une quinqua qui essaie de l'emporter dans son autodestruction. On pourrait se dire que c'est comme Looper, où des jeunes adultes vont consciemment tuer leur future version âgée pour avoir une belle mais courte vie. Mais ce serait alors une métaphore différente, celle d'une jeunesse qui sacrifie son propre futur, or la mise en scène tend plutôt à poser les deux héroïnes comme tantôt des concurrentes, tantôt une sorte de drogue que Demi Moore s'impose pour vivre moins souvent dans son corps quelle déteste (la scène où elle renonce à son rencard, l'une des rares à ne pas virer au dégueu, est particulièrement crève-cœur). En voulant exprimer deux idées différentes par son procédé Coralie Fargeat rend les enjeux des personnages beaucoup moins clairs qu'ils ne devraient, et ce alors qu'elle insiste lourdement sur son "You are one", et c'est dommage parce que ça m'a sorti du film le temps que je fasse le point sur la situation.


Passé cet aspect bancal qui fragilise notre relation au récit, je voudrais quand même revenir sur la lourdeur du film. J'ai dit que j'acceptais que Coralie Fargeat oublie toute subtilité et fonce dans le tas avec sa mise en scène remuante qui met la tête dans le vomi de crevettes, mais ça ne veut pas dire que j'avais besoin qu'elle se répète à ce point. Elle a choisi de représenter le showbiz par une émission d'aérobic particulièrement beauf, ce n'est pas le choix qui me paraît représenter au mieux la culture du divertissement de 2024 mais bon. On est dans le culte de l'objectification outrancière du corps féminin donc la réalisatrice y va à fond sur les plans fessiers, là encore c'est bourrin parce que les émissions de grande audience n'assument plus aussi frontalement cet aspect aujourd'hui mais passons. On est dans la satire, pas dans la réalité, on peut accepter plein de choses blabla. Mais là l'insistance devient pénible : on y revient sans cesse dans tout le film, de la même manière à chaque fois, au point que même Kechiche trouverait ça abusé. Je me suis dit que Coralie Fargeat avait de la chance d'être une femme, parce que Michael Bay nous aurait filmé ça de la même manière et n'aurait pas eu le même accueil. Certes l'intention n'aurait pas du tout été la même, mais c'est pour donner une idée de la lourdeur sur la durée. Le film fait 2h20, c'est long pour du body horror et ça s'explique en partie par ce besoin de se répéter. Le climax contient par exemple son lot de répliques du passé qui reviennent en off pour bien expliquer ce que la réalisatrice voulait faire, ce n'est plus de la mise en scène sensitive c'est juste une béquille qui nous hurle que le scénario ne laissait rien au hasard. Que l'on veuille nous faire état d'une certaine aliénation par la répétition de motifs qui deviennent écœurants, c'est justifié mais c'est comme le comique de répétition : à un moment il faut savoir doser les effets qu'on reproduit sinon ça plombe le rythme et on en ressort lassé. On aurait pu resserrer le film à 2h et ça l'aurait rendu plus efficace, là on me réexplique la même chose en boucle et ça m'ennuie.


C'est dommage parce que comme dit plus tôt je reste client de la démarche vive de la réalisatrice. J'aime son jeu de couleurs, son crescendo décomplexé dans l'ignominie des personnages et ses visions horrifiques qui poussent le grotesque. Ses effets in your face dans les gros plans, les bruitages en post prod, les textes en capslock et les références récréatives m'amusent et même si parfois elle en rajoute je rentre dans le délire. Je comprends totalement que ça blase et qu'on trouve ça stupide, néanmoins il y a suffisamment de travail et de moments mémorables pour que je puisse l'apprécier pour ce qu'il est. Néanmoins il faudrait faire gaffe à ce que la réalisatrice ne se repose pas sur son succès sous peine que l'indigestion commence à pointer ceux qui pensaient aimer ses tacos au foie gras.

thetchaff
7
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le 19 nov. 2024

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