Cela fait près d'un quart de siècle que je baigne dans la cinéphilie, que je fais des efforts pour aller dénicher quelques petites perles filmiques et quelques grands artistes méconnus ou oubliés, au fin fond des époques, des pays les plus négligés. Pourtant, à ma très grande honte, sans The Wild One, j'ignorerais encore, à l'heure actuelle, qu'une personnalité haute en couleur, du nom de Jack Gerfein, a existé.
Qui est ce Jack Garfein, me demandez-vous ? Ce survivant des camps (je dis bien des camps, car il en a connu plusieurs !), dont toute la famille a été décimée par l'horreur nazie, a émigré aux États-Unis, est devenu le premier metteur en scène à obtenir sa place au sein de l'Actors Studio, a travaillé avec Elia Kazan, Lee Strasberg, a croisé la route de Marilyn, de Paul Newman, de James Dean (à qui il a confié son tout premier rôle !), de Marlon Brando, a découvert Steve McQueen, Bruce Dern, George Peppard et Ben Gazzara. Il a réalisé deux films (point sur lequel je vais revenir plus loin !). Et il a, pendant une grande partie de sa vie, enseigné le théâtre.
Ouais, sacré CV, le mec. Et sacré putain de caractère. Lors de la libération des camps, dans le pire des états physiques que l'on puisse imaginer, un médecin anglais avait dit à propos de lui qu'il n'en avait plus pour longtemps à vivre. Ce à quoi le principal intéressé avait sèchement répondu que s'il était parvenu à traverser autant d'atrocités, ce n'était certainement pas pour mourir maintenant. La suite lui a, évidemment, donné raison.
Quant à son dernier échange, à Auschwitz, avec sa mère, les paroles de cette dernière ont paru être celles d'une mégère froide et cruelle pour un jeune garçon alors que les yeux de l'adulte comprennent qu'en fait, c'était la plus puissante et poignante preuve d'amour qu'un parent pouvait donner à son enfant. J'ai été foudroyé émotionnellement par le récit de cet adieu.
Et pour survivre, il fallait savoir jouer la comédie, mentir sur son âge (oui, il était gamin à ce moment-là !) auprès de l'immonde Mengele pour être dirigé dans la file de gauche, se faire passer pour malade auprès des kapos pour ne pas être abusé sexuellement par eux, etc.
De l'autre côté de l'Atlantique, il a su réutiliser ce talent, non plus pour vivre tout court, mais pour vivre sa passion.
Quant à ses deux longs-métrages, le premier (qu'il a pu réaliser grâce à l'appui de Kazan !), adapté d'une pièce qu'il a mise en scène sur les planches, intitulé End as a Man, parle de harcèlement dans une institution militaire, le tout sur fond d'homosexualité bien suggérée, le second, Something Wild, d'une jeune fille (incarnée par Carroll Baker, son épouse à l'époque !) qui vit avec le traumatisme d'avoir été violée. Je n'ai pas vu ces œuvres, je ne peux rien avancer de leurs qualités, vous vous en doutez, mais on ne peut que reconnaître le courage et l'audace de sujets, dont le traitement n'était pas franchement bien vu dans le cinéma de l'Amérique de la fin des années 1950-début années 1960 (il va sans dire que je les visionnerai un jour, bien sûr !). En conséquence, le fait qu'il ait eu maille à partir avec les studios et les censeurs (on peut ajouter aussi qu'il avait envoyé bouler un puissant producteur... Sam Spiegel pour ne pas le nommer !) n'est guère étonnant. L'insuccès commercial de ses deux passages derrière la caméra a sonné définitivement le glas de toute possibilité de carrière dans le septième art.
Ah oui, j'ai oublié de préciser que le Monsieur (décédé en 2019 !) est lui-même longuement interviewé pour les besoins du film. Il est dommage que l'ensemble ne profite pas de cette présence unique pour l'interroger plus longuement sur ses relations avec les autres membres de l'Actors Studio, sur son activité de professeur de théâtre (à part un bref passage d'Irène Jacob, une de ses anciennes élèves, évoquant son expérience avec lui, il n'y a pas grand-chose à se mettre sous la dent à ce niveau-là !), alors que, je le rappelle, c'est un sacré gros morceau de son existence. Et je reproche aussi un aspect un poil confus, car, en plus de passer trop rapidement ou trop vaguement sur certains épisodes (alors qu'il y en a d'autres qui sont bien creusés, comme ses relations avec son ex-femme par exemple !), pourtant importants, de l'existence incroyable de Garfein, il est parfois inutilement compliqué de saisir ce qu'il vient d'être raconté (en rien arrangé par les commentaires, quelquefois alambiqués, lancés par l'intermédiaire d'une voix-off, assurée par Willem Dafoe !).
Reste que notre protagoniste est suffisamment fascinant et fort à lui tout seul (sérieusement, comment pourrait-il en être différemment ?) pour justifier que l'on s'y intéresse. On ne peut pas retirer cette belle raison d'être à ce documentaire.