Petit âne (ou « lettre à Julia »)

Chère Julia,


Permets-moi de m’adresser à toi directement même si je sais que tu ne seras jamais amenée à lire ces quelques mots.
D'ailleurs plus que m'adresser à toi, c'est plutôt à ce que tu représentes et à ceux qui te portent que j'entends m'adresser.
Car, vois-tu, je ressens le besoin de te dire des choses, même si cela n’arrive pas jusqu’à toi.
J’avais notamment besoin de te dire ceci : je ne t’en veux pas.
Je ne te hais point.
Mieux que ça : je te comprends.
Je pense même que si j’avais été à ta place, j’aurais fait pareil.


Tu penses bien.
C’est si facile.
Tes parents t’envoient à la Sorbonne et à Henri IV. Tu chopes les codes et les relations. Tu rentres à la Femis. Tu y apprends tes leçons, tu les recraches lors de ton premier court – Junior – qui est un bon Kechiche comme on t’a appris à le faire, et voilà qu’on te sélectionne (déjà) directement à Cannes pour ça.
…Ah ça ! Quand on connait les bonnes personnes et qu’on est une bonne élève, c’est décidément très facile.


L’année d’après, avec un autre fils à papa-maman, tu refais un court-métrage – Mange – un truc qui parle encore d’ados, encore avec quelques kéchicheries – mais ce coup-ci tu tentes un truc. Parce que toi t’es née dans les années 80 et pas dans les années 60 comme Kechiche, tu veux réadapter le truc à ta sauce.
Toi t’es trop destroy comme meuf, une vraie rebelle, une putain de punk à chien. Alors tu mets de la musique qui fait mal aux oreilles, tu mets des scènes de gens qui se tapent, tu gigotes ta caméra… On te dit que c’est génial, ça t’ouvre même les portes d’un premier long-métrage…
Je comprends : pourquoi se priver ?


C’est là que tu débarques avec Grave.
Film d’étudiant, dans tous les sens du terme.
Tu patauges. Tu te pares des codes du cinéma gore pour faire cache-misère comme l’auraient fait un Peter Jackson ou un Sam Raimi à leurs débuts (sauf que ni Jackson ni Raimi ne disposaient d’un budget de 3,5 millions d’euros comme toi pour leur premier film, mais c’est sûrement un détail.)
Ton film est très inégal, sur tous les aspects.
Plastiquement il est parfois assez moche et dans le fond il est plutôt con.
Mais bon, d’un autre côté on ne pourra pas te retirer que t’as tenté des trucs de temps en temps… Et à cela tu y a mis pas mal de cul - ce qui reste encore le moyen le plus sûr aujourd'hui de masquer un manque cruel de fond - et puis tu as rajouté par dessus tout ça pas mal de sang histoire de rester dans ta ligne destroy
C’était si borderline. So punk. #passûrquedaddyapprécie…
Ah ça ! Pour les gens de ton milieu et de ta génération, tu venais de tout bouleverser.
Tu étais la sista qui savait faire autre chose que du Kechiche mais-un-peu-du-Kechiche-quand même.
Rolalah du cinéma de genre français ! Unbelievable !
Les critiques Presse ne se sont d’ailleurs pas privés : ils ont coché toutes les cases du stéréotype de la critique vide pour t’encenser (c’est « électrique, enflammé, audacieux, poétique », toi-même tu sais)
Ils ont fait de toi leur nouvelle mascotte.
Impossible de ne pas s’y croire. Je te comprends.
Moi-même j’aurais été à ta place je m’y serais cru.
La recette était toute trouvée – facile à reproduire – il n’y avait plus qu’à resservir.


C’est ce que tu as fait avec ce Titane, ton second long-métrage.
Et voilà que j’apprends en rentrant de ma séance pour le voir que tu viens de recevoir la Palme d’Or au Festival de Cannes pour ça…
Franchement c’est tellement grossier que ç’en deviendrait drôle.
A ton tour, ne m’en veux pas.
Tu serais à ma place que tu comprendrais aussi.


Parce que oui – je parle, je parle – mais il serait peut-être temps d’en parler de ce Titane
Pourtant – et c’est tout le paradoxe – mais en me relisant je me rends compte qu’en fait je n’ai pas arrêté d’en parler depuis le début.
Car au fond, Titane c’est un petit peu tout ce que tu faisais déjà depuis le début.
Du cul kéchichien, c'est-à-dire du cul cache-misère. Du sang parce que tu es destroy. De la violence. De la caméra qui bouge. Des musiques et des sons qui font du bruit.
Ah ça… La subtilité et toi…


D’ailleurs – de toi à moi – même si je comprends que ce soit si facile, attention tout de même à ne pas trop abuser malgré tout.
Tu seras vite copiée et alors on se lassera de toi.
Il faudra que tu inventes autre chose. Ça va être compliqué donc ne crame pas trop tes cartes comme tu le fais lors des vingt premières minutes de ton film.
Franchement, Julia, t’as abusé.
Tu claques très vite un plan séquence assez grossier qui ne sert à rien à part se montrer soi, en tant qu’auteure.
Tu affiches des nichons. Des culs qui dansent et encore des nichons.
Et puisque ton film s’appelle Titane et que tu as décidé de construire autour de ce mot toute une allégorie aussi confuse que balourde (rassure-toi : je serai amené à t'en reparler), voilà que ce plan-séquence de longues danses lascives se fait sur de belles carrosseries.
Ah ça ! Plus « appels de phare » que ça (je te laisserais admirer la subtilité de mes métaphores à moi aussi) tu peux difficilement faire pire.
Pourquoi une scène aussi longue ? Pourquoi ce plan-séquence ? Pourquoi ces chorégraphies foireuses ?
Je sais que c’est important de se montrer Julia – je sais qu’on te l’a appris ça à la Femis – mais dans les faits, mettre sa réalisation au service de son intrigue, c’est carrément plus agréable pour le spectateur que de le mettre au service de soi.
(Sache-le.)


Bon d’un autre côté c’est vrai que niveau intrigue, comme pour Grave, c’est manifeste que tu as vite lâché l’affaire.
On appuie sur les allégories bien fortement pour justifier le fait que rien ne sonne vrai dans ce film : les rapports père/fille, les rapports danseuses/fans (...parce que dans l’univers de ce film, les clients de boîtes de striptease demandent des autographes aux danseuses comme des ados en sortie de concert, c’est presque touchant de naïveté) ou bien encore les rapports humains/logique…
Alors avec un matériau aussi fragile que celui-là, soit, j’entends, il ne te reste plus que ton habituelle carte du cinéma de genre pour masquer la misère.
Et vas-y que tu nous mets des néons et des couleurs partout pour que ça fasse cinéma esthétisant.
Et vas-y que tu rajoutes des boum-boum-boum sonores pour mettre de la tension.
Mais bon, l’image choc racoleuse ça reste vraiment ton fond de commerce. Et je te le dis gentiment Julia, mais franchement ça se voit.
Une femme qui sort à poil dans la rue ici. Une mèche de cheveux qui s’accroche à un piercing de téton là. Un mec qui convulse en bavant. Une bouche qu’on explose à coup de pied de tabouret…
Sur le début, c’est vraiment trop manifeste comme tu joues de la facilité.
Ç’en devient franchement irritant.


Mais bon – et je vais te reconnaitre une qualité Julia – comme je le disais plus haut, tu tentes parfois des trucs.
Par exemple, plastiquement parlant, je ne jette pas tout.
Ces phares de bagnoles qui sautent d’extase, ces soldats du feu plongés dans la brume tels des soldats de 14 ou bien encore ces pompiers qui dansent torse nu au milieu d’un grand garage filmé en plan large : ça fait trois plans que je garde.
Le reste, c’est un peu comme ton Vincent Lindon qui bande les muscles sur fond de lumières violettes : je t’avouerais que je trouve ça moche et vraiment pas mal racoleur.
Poubelle.


Idem, il y’a bien une scène ou deux que je sauverais.


Ne serait-ce que pour le petit caméo à la fois singulier et touchant de Dominique Frot, j’estime ne pas avoir perdu mon temps face à ton film. Merci pour ça. Sincèrement.


Et puis surtout, de manière générale, tout ce qui concerne le relationnel entre Alexia et Vincent est clairement ce qui m’a permis de tenir jusqu’au bout.
D’ailleurs – on ne va pas se mentir – ce relationnel, c’est clairement la colonne vertébrale de ton film.
Et c’est ce qui m’amène par ailleurs à te poser une question ; une question qui me semble essentiel pour l’avenir : est-ce que tu t’es rendu compte qu’à bien tout prendre, ta métaphore titanesque ne sert à rien ?


Oui oui…
Tu as bien lu.
Et je te laisse d’ailleurs vérifier.
Prends toute ton intrigue et vire ton trip à base de titane et remplace-le par des éléments d’intrigue basiques et considère le résultat.


Gardons l’accident de voiture initial, mais retirons le bisou avec la voiture en sortant de l’hôpital.
Retirons la baise « Christinesque » et remplaçons-là par un de la baise avec l’amour d’un soir.
Retirons la grossesse bizarroïde et remplaçons-là par une grossesse normale.
Remplaçons l’huile de moteur vaginale et mammaire par du sang et du lait.
Remplaçons la mort d’Alexia suite à sa grossesse qui lui déchire le ventre par une « banale » mort des suites d’une grossesse classique.
Et enfin retirons le petit autocollant en alu sur le dos du nourrisson qui apparait à la toute fin…


Qu’est-ce qu’on obtient ?
La MÊME chose.
Qu’est-ce que ça change ?
RIEN.


En d’autres termes, le titane, dans ce film, ce n’est que de l’esbroufe.
C’est un machin qui est là pour faire « genre » et qui n’est qu’un cache-misère.
Car contrairement à un bon Cronenberg (qui est ici ta source manifeste d’inspiration), l’élément fantastique – l’élément qui transcende la chair – n’est pas l’élément à travers lequel est véhiculé le propos du film.
Dans Titane, si on retire le titane il reste au final la même chose. Le même propos. La même ambiguïté...
...Ou devrais-je dire la même confusion.


Parce qu'à l'image de tes allégories métalliques et huileuses, j'ai vraiment l'impression que toi-même tu n'avais pas d'idée bien claire sur ce que tu comptais exprimer à travers tout ça ?
C'est quoi ce titane qui pénètre la chair ?
C'est l'idée des esprits qu'on reconstruit comme on colmate les crânes ?
C'est les impacts qui amènent à troubler et redéfinir les identités ?
C'est la pulsion sexuelle qui rend rebelle, dépossédée de soi, avant de laisser enfin place à une potentielle reconstruction ?
C'est l'amour qu'on cherche ? C'est l'attraction qu'on ne choisit pas ? C'est ce qui nous lie ?
A bien tout prendre - et vu comment l'allegorie comme l'intrigue part sur plusieurs pistes en même temps - j'ai vraiment l'impression que toi-même tu ne sais pas.
Toi-même tu n'as pas choisi.
T'as juste eu l'idée en matant Crash et Christine, tu l'as trouvée sympa, et tu n'as pas cherché plus loin...
Ça te ressemblerait tellement d'avoir pensé les choses comme ça : pas se compliquer la vie. Aller au plus simple...


Du coup, je me permets de reposer ma question, ma chère Julia, mais en la reformulant quelque-peu : est-ce qu’au moins tu t’en rends compte que ton allégorie à base de titane c'est juste un truc que tu nous as collé là parce que tu trouvais ça joli ou bizarre (selon ton choix) ?
Est-ce que tu te rends d’ailleurs compte que l’essentiel de ton cinéma – à l’image de ton titane – ce n’est essentiellement que ça : un gloubi-boulga d'images, d'effets et de thèmes que tu as associés parce que tu les aimais bien mais sans jamais parvenir à les agglomérer en un tout cohérent ?
As-tu seulement cherché à le faire ?
Franchement je ne le crois pas.
Je suis même persuadé que tu te désintéresses totalement de cet aspect-là au cinéma.
Ton Titane m'a convaincu de ça.
A part ton goût de collectionneuse d'images, je ne vois pas ce qui peut lier ton plan-séquence initial, ton trip de slasher, de rape and revenge, de quête d'amour filial, de transformation des corps et des identités.


Après je ne dis pas que tu n'as pas essayé de temps en temps.


Tu as essayé en liant le père incendié et le père pompier.
Tu as essayé en liant la danse lascive du début à celle dans la caserne.
Tu as essayé en opposant le père de chair boostée et la fille à la caboche percée.


Encore une fois tu te sauves parce que t'as quand-même réussi à accomplir deux ou trois trucs sensés au milieu d'un ensemble au mieux quelconque ou au pire confus.
Mais eh… Julia. A un moment donné y’a d’un côté le cinéma qui obtient de temps en temps des trucs par accident, et de l’autre côté il y a du bon cinéma.
Et tes productions à toi, elles ne sont pour le moment pas du bon côté.
Du moins pas du côté qui mérite l’encensement.


Mais bon, après tout, fais ce que tu veux de ce que je viens de te dire.
Après tout c’est vrai : pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple.
C’est si facile pour toi.
T’es tellement sur la voix royale là. T’es la Kechiche de la décennie 80, tu as ta Palme, tu es tranquille.
A toi les pass pour les masterclass.
La chose est désormais acquise : pour un certain public tu seras désormais l’égal de Francis Ford Coppola, d’Henri-Georges Clouzot ou bien encore de Quentin Tarantino…
Bravo.


Alors après c’est toi qui vois Julia.
Tu peux continuer à vivre ta vie facile. Ce n’est clairement pas moi qui vais t’en empêcher. Limite, je serais content pour toi…
Mais bon, un jour tu voudras peut-être faire du grand cinéma.
Et ce jour-là, je l’espère, tu apprendras que ce n’est pas si facile que ça.

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le 20 juil. 2021

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