Le bon Jack Halberstam, spécialiste non seulement de la question du genre mais aussi du Gothique™, disait dans son premier livre, Skin Shows, que ce que définit avant toute chose un monstre, c’est un surplus. Un surplus de signification. Un corps qui se distend, se métamorphose, sous le poids des signifiants de genre, de classe ou de race qu’il contient – le trop-plein culturel d’une époque forcé à l’intérieur d’une peau.
Il ne serait alors pas surprenant que Julia Ducournau soit lectrice à ses heures perdues des essais d’Halberstam, tant Titane, son deuxième long-métrage arrivant tout palmedorisé sur les écrans, incarne cette idée de débordement, d’excès. D’excès corporels, entre danse, drogue, grossesses, sexe et meurtre ; et d’excès de genre – vous n’avez pas besoin de moi pour relever le parallèle évident et pointé par toute la presse entre le « genre » social et le « genre » cinématographique, cf cinéma de genre, ça relève presque de la lapalissade à ce point. Ce qui est remarquable dans le film, et qui lui a à mon avis valu de tels éloges, c’est la façon dont la forme complète le fond, dont il transcrit l’idée d’excès à travers l’intensité d’une mise en scène contendante. Le titre donne le la. L’impact métallique, mécanique, comme principe dramaturgique. L’idée n’est pas entièrement neuve : il paraît clair (surtout dans la première moitié), que le film, entre ses couleurs fluorescentes et sa volonté constante de choquer le bourgeois, doit quand même beaucoup aux dernières exactions filmiques de Winding Refn, période Only God Forgives ou The Neon Demon. Mais le propos de Ducournau est autrement plus construit. Oui, la caméra est bien utilisée comme un marteau, ou un burin, c’est selon, avec comme cible le conformisme social et la tronche ébaubie du spectateur, dans cet ordre. Mais tous ces débordements sont justement liés à ces considérations théoriques sur l’excès genré, et sur le cinéma de genre comme espace d’expression de ce qui était jusque là tu ou impossible – il y a un propos, développé et justifié, qui lie les séquences d’hyperviolence les unes aux autres, notamment à travers la mobilisation très construite de tout un héritage cyberpunk.
Quand on relit les Neuromancer et autres textes de cette époque, on y voit l’idée de modification corporelle, de transhumanisme à l’échelle globale, présentée comme un épouvantail, le signe d’une dégénérescence de la civilisation humaine (… ou de l’Occident plus particulièrement, selon le degré de racisme du bouquin en question). Ce n’est pas exactement étonnant que ces lectures aient depuis été reprises par les minorités, entre personnes non-cis et en situations de handicap, et retournées, avec l’idée du trans-humanisme et de la métamorphose précisément conçus comme des remèdes aux problèmes sociaux – résoudre la question humaine en évoluant au-delà de l’état humain, en somme. Donna Haraway, par exemple, qui voyait dans l’image du cyborg le futur du féminisme. Et comme nous sommes en plein milieu d’une petite renaissance du genre cyberpunk, entre Blade Runner 2049 et autres Cyberpunk 2077, porter à l’écran cette tradition, c’est une proposition assez fascinante – comme l’est le fait de la déplacer dans le Sud de la France, bien loin du cool et du glamour à forte teneur en néon qu’on serait en droit d’attendre. Le futur est déjà là : tapi dans les salons de l’automobile et les stations de métro, les coulures d’acier de ses rêveries métalliques défigurant les murs des casernes de pompiers.
Titane fait donc figure de trip impeccablement réalisé (la fluidité de la caméra de Ducournau, qui multiplie les plans-séquence ébouriffants, et rend avec un naturalisme et une grâce incroyable tout le côté charnel de son film dans les scènes de danse, de sexe et de meurtre, est assez phénoménal) le long d’un tableau noir où sont exposées quelques-unes des grandes problématiques progressives actuelles. D’où aussi le problème du film – il est aisé à respecter, à admirer et à encenser, mais plus difficile à aimer. Pour autant que sa violence soit remarquable, que son sujet provoque, que son intensité attire, il y a aussi quelque chose de très balisé en son cœur. Si vous êtes un tant soit peu sensibles aux sujets traités par Titane, ou même que vous connaissez bien le canon dans lequel il puise allégrement, il est surprenamment facile de deviner exactement où se dirigent l’intrigue et les personnages. Personnellement, il m’a fallu en tout et pour tout dix minutes pour savoir exactement quel serait le dernier plan du film – et pour autant que je l’apprécie, il est difficile de ne pas être un peu déçu quand on se rend compte que, oui, effectivement, tout était aussi simple. C’est étrange de dire d’un film qui contient quand même un serial killer qui baise sa voiture qu’il est un peu trop sage … mais c’est tout de même l’impression qui domine. Quand bien même la structure du film est redoutablement intelligente (aux trois actes typiques d’un scénario, Ducournau fait correspondre trois identités de genre – on passe du féminin, au masculin, puis finalement à une non-binarité assumée), elle est aussi un peu trop systématique, mécanique, propre. Les transgressions sont visuelles, mais assez peu structurelles.
Le personnage de Vincent Lindon (qui livre une performance incroyable, tout en subtilité et en douceur), est de très loin le plus réussi du film, ce qui est au final une radiographie assez fascinante des forces et faiblesses de Titane. Pour un projet qui vise à transcender et dépasser la notion de genre, le fulcrum émotionnel de tout le scénario réside en fait dans son personnage le plus genré (non pas qu’il n’y ait pas une réflexion très intéressante sur la masculinité de Lindon, qui fait en grande partie la force du métrage). Bien loin de tout le côté body horror ou des considérations ouvertes sur le transhumanisme, les moments les plus réussis du film sont ceux qui assument un genre de naturalisme surréel mais doux. Les moments de danse et de tendresse, ou cette magnifique scène à base de réanimation de vieille dame et de Macarena. Il y a quelque chose qui paraît plus subversif que tout le sang et les bébés-voitures du monde dans ces petits moments calmes d’acception de soi. Le film est même drôle, quand il veut ! Pour preuve, cette scène de tuerie qui est interrompue par un moment d’exaspération de l’assassin que n’aurait pas renié un Scream. Mais trop souvent, le récit est dans le monologue, pas le dialogue.
Le film ressemble à son personnage principal : fascinant, oui, hypnotisant, sûrement ; mais distant, impossible à vraiment connaître. Alexia est un symbole plus qu’un être vivant ; et le film une dissertation sensorielle plus qu’une vraie tranche de cette vie mutante et queer qu’il cherche désespérément à capter.