Il me fallait du viscéral dernièrement, quelque chose sans concession et jusqu'au boutiste. Malgré les promesses subversives de Tokyo Fist, j'ai eu d'abord du mal à passer outre l'antipathie qu'avait suscité le visionnage des bandes-annonces sur youtube, dégoulinantes d'une photographie saumâtre, d'une qualité digne d'une VHS de contre-façon achetée sur un marché de Phnom Penh (et je sais de quoi je parle) et à laquelle s'ajoutait un format 4:3 profondément incommodant. De Tsukamoto, j'avais juste vu Tetsuo 2 il y a de ça des années, un film qui n'avait pas manqué de m'interloquer et de me plaire, même si au fond je n'y avais rien compris à l'époque. Bien sûr, avec le temps, c'est surtout de réputation que ce réalisateur attisait de l'intérêt chez moi. Et puis finalement, après avoir regardé quelques interviews du bonhomme, j'ai cédé à une version remasterisée qui fut une claque qui s'éleva bien au delà de mes espérances initiales.
Même s'il est possible, par une occurence hasardeuse de pouvoir apprécier ce film, il semble que pour en saisir la substantifique moelle, il est préférable de s'affranchir d'une vision occidentale, qu'elle soit strictement cinématographique ou tout simplement culturelle. A cela, j'ajoute que les interviews évoquées plus haut sont de rigueur, voire peut-être indispensables à la compréhension de la filmographie du japonais. En effet Shinya Tsukamoto fait absolument tout dans ses métrages; il est acteur, monteur, directeur de la photographie et sans doute se charge de mettre en route la machine à café sur ses tournages. Il s'agit donc de comprendre non seulement l'homme, l'auteur, mais aussi une culture et ce selon les différents prismes d'analyse que proposent le film.
Premièrement, la société japonaise et plus particulièrement, la vie tokyoïte. Tsukamoto l'explique très bien; au fur et à mesure de sa vie à Tokyo et des grattes ciel qui n'ont cessé de s'entasser et de grimper toujours plus haut, une forme d'oppression s'est installée, ne faisant toujours que diminuer l'échelle de l'être humain vis à vis de son environnement. Cette obsession s'est matérialisée dans Tetsuo 2, avec un Tokyo froid, acerbe et aseptisé, et trouve son paroxysme dans l'idée que le métal fini par fusionner avec l'homme pour ne faire qu'un . Le décor est le même dans Tokyo Fist, avec une capitale nippone d'un bleu-gris austère et bétonneux ayant pris le pas sur l'organique. Le récit est entrecoupé de plans vertigineux en contre plongée sur les immeubles de la ville et quand le personnage principal est confronté à la réalité organique (cf. le chat en décomposition, par exemple), il en est dégoûté, il n'est pas préparé. Pour Tsukamoto, la vie dans une mégalopole telle que Tokyo est aliénante au point qu'on finisse tout simplement par oublier que l'on est en vie. Le fait de n'être jamais en contact avec la nature, la mort ou la souffrance physique est pour lui délétère, et que reste t'il d'autre que de réveiller son propre corps pour se rappeler que nous vivons ?
Découlant directement de cette aliénation métropolitaine, c'est le rapport au corps et à la vie/mort dont nous parle également le réalisateur. Si à première vue, on pourrait croire à une justification d'un sadomasochisme gratuit et une volonté capricieuse de montrer sans retenue de la violence brute, on comprend finalement qu'il s'agit plutôt d'un plaidoyer en faveur d'un retour aux sensations, au toucher, à l'organique qui nous est proposé. Quand on sait la modération toute japonaise dans l'expression des sentiments, on ne peut voir dans Tokyo Fist qu'un cri curateur de tout ce qui peut bouillonner et doit rester contenu dans l'esprit japonais. Ceci peut d'ailleurs expliquer entre autre la violence souvent démesurée dans le cinéma nippon. Une catharsis à la hauteur des interdictions et frustrations du réel.
On a donc un Tokyo cafardeux et atone, bleuâtre et statique, et parallèlement des explosions de sang et de chair, afflictives et somatiques, des explosions de vie. La photographie rouge, c'est le bouillonnement de la vie, le sang qui gicle et les transformations du corps au gré des bourre-pifs c'est la preuve qu'on est en vie. D'ailleurs, moi qui m'attendait à un esthétisme puant, à une caméra fumiste et approximative, j'ai trouvé ça tout simplement génial. Les scènes de combats de boxe ou d'entraînements sont d'une justesse telle qu'on sent toute la puissance et la violence des coups. Le montage cut et les saccades renforcent encore le côté primal du film. Les jeux de lumière, si parfois m'ont semblé gratuits et esthétisants ne m'ont jamais rebuté puisque suffisamment inhabituels.
Ensuite, il y a sans doute une part encore plus personnelle qu'apporte Tsukamoto à son film. Outre les thématiques inhérentes à son cinéma que sont le corps, la souffrance, la mort, et bien sûr le cyberpunk, le mélange machine-homme, le récit parle d'une histoire de jalousie et d'un triangle amoureux. On sent qu'à travers cette jalousie maladive, qui découle d'une faiblesse physique et d'une certaine lâcheté du héros Tsukamoto joue en quelque sorte son propre rôle et règle ses comptes avec lui-même. Il s'agit là bien évidemment d'hypothèses, mais quand on connaît l'aspect entièrement auteur de ses films, on ne peut qu'y croire. D'ailleurs, chose d'autant plus intrigante, le personnage de Kojima n'est joué par nul autre que son propre frère, qui dans le film joue un ancien camarade de lycée et lui vole sa copine, what ?! Il est délicat de faire la lumière et de s'engager dans tout ceci sinon risquer de se planter, mais tout de même, tout ça laisse entendre une profondeur supplémentaire au film.
Egalement, la vision de la femme, qui s'avère plutôt négative n'est pas sans épicer encore le tout, et ce pour mon plus grand plaisir. Même si elle souffre du même mal que les hommes, et revivra grâce elle aussi à la souffrance physique, elle est portraiturée comme une source de souffrance pour l'homme. Elle est manipulatrice et destructrice et malgré son infériorité quant à la puissance purement physique, c'est elle qui domine.
Il y a sans doute encore matière à décortiquer ce Tokyo Fist, qui malgré quand même un certains nombre de défauts, comme par exemple l'intrigue parallèle concernant la mort de la lycéenne liant les deux protagonistes masculins, que je trouve de trop, reste un film puissant, viscéral et punk tel qu'il n'y en a pas des masses finalement. C'est un film que je ne manquerais de mettre aux côtés d'un Bad Lieutenant ou d'un Seul Contre Tous.
Un film dont la forme et le fond sont assez rare pour que je lui cale un bon gros 9 et que je le recommande à tous ceux qui, endoloris par un cinéma parfois trop conciliant, cherchent à réveiller des sensations, à être secoué suffisamment pour se rappeler qu'ils sont en vie.
Gerwin
Et bonus, une interview très courte et sous-titrée qui mérite vraiment d'être vue si on désire s'attaquer à Tsukamoto : https://www.youtube.com/watch?v=cYDmXWTJTLA