Pour une grande partie des cinéphiles, les frères Dardenne réifient un certain cinéma social jugé ennuyeux, sans musique, sans mise en scène, toujours centré sur des sujets déprimants, le tout saupoudré d’une dose malvenue de misérabilisme. Bref, une vision assez stéréotypée du cinéma d’auteur, auquel je n’ai jamais vraiment souscrit, étant régulièrement bluffé et ému par le cinéma des deux belges. Néanmoins, et cela me chagrine de l’affirmer, Tori et Lokita est peut-être le premier de leur film à correspondre totalement à ces clichés sans jamais parvenir à les dépasser.
Dans les précédents films des frères Dardenne, la question du misérabilisme était habilement contournée par l’antipathie que générait les personnages. Ainsi, Rosetta est certes dans une situation très précaire, mais sa froideur ainsi que son absence évidente d’empathie en font un personnage plus ambigu que prévu et pas si facile à suivre. Même chose pour Jérémy Renier dans L’Enfant, qui n’hésite pas une seule seconde à vendre son bébé pour quelques billets, mettant directement le spectateur dans une position très inconfortable vis-à-vis de ce qu’il regarde. Certes, le contexte socio-économique a une incidence évidente sur les comportements des personnages, mais le récit proposé par les Dardenne s’intéresse surtout à leur cheminement interne vers une forme de conscience morale. En ce sens, on pourrait affirmer que leurs meilleurs films sont plus proches de la tragédie - c’est-à-dire que les héros doivent surmonter un défaut tragique - que du mélodrame.
Malheureusement, dans Tori et Lokita, cette subtilité d’écriture est totalement absente. Les personnages n’évoluent pas d’un iota et leur relation reste identique du début à la fin. Les Dardenne s’emparent du sujet de l’immigration et de la nouvelle précarité avec sincérité mais leur récit ne propose pas autre chose qu’un inventaire épuisant d’atrocités. Ainsi, outre le condition de migrants sans papier n’ayant pas d’autres choix que de vendre de la drogue, Tori et Lokita doivent également de l’argent à leurs passeurs ainsi qu’à leurs familles. Il s’agit déjà d’un programme chargé mais le duo belge a la mauvaise idée d’y ajouter la prostitution forcée, le viol, l’isolement et, biensûr, le meurtre. Bref, Tori et Lokita ressemble davantage à un mauvais catalogue de clichés, où chaque page serait pire que la précédente, qu’à un véritable récit en phase avec l’évolution de ses personnages. Exit donc le dépassement du défaut tragique, la dernière production des frères Dardenne n’est guère plus qu’un film horrible où il arrive des choses horribles à des gens qui ne demandaient qu’à fuir la pauvreté. On notera également la maladresse de lier, une fois encore, la thématique de l’immigration avec celle de la vente de drogue, ce qui ressemble tout de même beaucoup à une facilité d’écriture. Il semble évident que les frères Dardenne ont ici privilégié la tension apportée par le thriller, plus sexy à vendre, à une narration mesurée et subtile. Sans doute le quotidien d’un clandestin n’est-il intéressant que s’il vend de la drogue et qu'il risque sa vie à chaque scène.
C’est d’autant plus dommage que, sur d’autres aspects, le film profite tout de même des qualités propres au cinéma des Dardenne. Ainsi, la caméra est située pile-poil à la bonne distance vis-à-vis des personnages ; toujours au plus près de leur corps mais jamais dans la complaisance. Certes, leur style est connu et devient tout de même trop systématique mais il reste d’une véritable efficacité. On notera également quelques scènes assez réussies, notamment celles où Lokita se trouve à l’agence de l’immigration pour tenter de récupérer ses papiers. A travers ces interrogatoires inhumains où le système dissèque les moindres paroles de la jeune femme, les Dardenne mettent en scène une réalité de la condition des immigrants finalement peu vue au cinéma.
Cela ne sauvera malheureusement pas un film qui plonge à pieds joints dans le mélodrame et l’esthétique du choc. Né à Liège de famille modeste, devenus désormais bourgeois, les frères Dardenne ont peut-être pris peur face à leur sujet ; ils n’ont pas osé faire de Tori et Lokita des personnages nuancés et complexes, préférant la facilité d’un récit où le sort s’acharne sur les protagonistes. Pas de doute, les spectateurs vont certainement sortir du cinéma en se disant “Que de pauvres gens ! Quelle horreur !”, en oubliant au passage qu’ils n’avaient sans doute pas besoin d’un film pour le savoir.