Laura Poitras sait ce qu'il en est de se coltiner la vindicte et la colère des puissants de ce monde, elle qui a senti le vent menaçant de représailles à peine murmurées suite à la sortie de son documentaire sur Edward Snowden réalisé en 2014, Citizenfour. Son cinéma est un cinéma éminemment politique, qui s'attaque à l'ordre financier qui, lui, s'attaque à l'ordre moral et politique de son pays, à l'ordre du monde.


Toute la beauté et le sang versé est son dernier film, et cela a presque été occulté par ce fait troublant qu'il s'agit, aussi, d'un film sur (et presque "de") la grande photographe Nan Goldin. Ces deux-là se sont retrouvées au gré d'un intérêt commun, et d'une lutte contre la dynastie Sackler, famille de milliardaires comme l'Amérique en rêve et en produit depuis toujours, et qui s'est retrouvée au firmament des plus grandes fortunes mondiales dès la seconde moitié du XX° siècle en produisant et en commercialisant (surtout) cet indispensable Valium qui fit voir la vie en mieux à toute cette population nouvellement stressée.


Là où cela coince, c'est que les Sackler et leurs filiales pharmaceutiques sont aussi les responsables de la production de l'OxyContin, un anti-douleur à base d'opioïde qui a rendu l'Amérique toute entière accro et envoyé dans la tombe, au bas mot, un demi-million d'Américains. Et cela continue.


Laura Poitras a donc accompagné l'artiste Nan Goldin dans ses happenings de protestation dans les plus prestigieux musées du monde où les Sackler blanchissent leur argent de la mort en dons mirobolants, et en s'offrant des salles et des ailes à leur nom. Méchante ironie de l'histoire, Nan Goldin a failli mourir elle-même de son addiction à l'OxyContin et, star mondiale de la photographie depuis quelques décennies, ces mêmes musées exposent ses oeuvres souvent de manière permanente.


Dans son film Dark waters, Todd Haynes racontait la lutte sans fin d'un avocat buté mais courageux contre la famille Du Pont, dynastie du même genre qui empoisonne les sols là où ses usines refoulent leurs eaux. Cela aboutissait à quelque chose de chiffré, puisqu'il n'y a que par là qu'on peut leur en arracher une en n'épargnant l'autre, Toute la beauté... s'achève sur une superbe victoire à la Pyrrhus: l'opprobre jetée sur une belle famille d'ordures certes, mais une justice et un Etat américain immobiles, et sans un sou versé. C'est déjà ça, comme chantait l'autre, mais comme c'est triste à pleurer.


Laura Poitras n'aurait peut-être pas fait un documentaire sur ce seul film-dossier. Son intérêt est qu'il s'attache au parcours de Nan Goldin de son enfance jusqu'à la disparition du nom de Sackler au Met, au Louvres ou au Guggenheim. Entre deux, il y a les années sida que Goldin vécut de plein fouet, elle qui vivait de manière si folle et tellement libre dans les squats les plus allumés et arty de New York, et accompagna la majeure partie de ses amis et de ses amours à la morgue. La concordance des archives et ce que Poitras filme en live de la lutte contre les Sackler est poignante. L'inaction des autorités est la même: là-bas des pédés, des junkies et des prostituées canaient les uns après les autres, maintenant ce sont des pauvres et les victimes d'une médecine expéditive de dispensaire qui se font prescrire à la va-vite un truc qui vous rend accro en une prise (et c'est Nan Goldin qui le certifie, elle qui en a pris d'autres). Il faut bien que Wall Street mange.

Entre deux, il y a surtout ce qui a fait de la petite Nan Goldin ce qu'elle est, une artiste. Il y a cette grande soeur, plaie ouverte au coeur de la famille Goldin dans les pas de laquelle Nan a marché sans le savoir en tâchant, elle, de ne pas en mourir. Sa haine de l'hypocrisie sociale, sexuelle et morale vient d'elle, elle est le moteur permanent, longtemps inconscient, de cette bataille perdue d'avance contre l'Amérique des années 70 jusqu'à aujourd'hui.


Le geste de Laura Poitras est tout sauf anodin. Se croyant un moment embarqué dans un autre documentaire sur l'art de la révolution dans un système néo-libéral ultra cloisonné, elle fait se rejoindre le geste d'ActUp, d'Occupy Wall Street ou de Black Lives Matter à celui de l'art le plus en prise avec son vécu, ce qu'elle n'a jamais cessé de produire quitte à se faire pincer le nez aux plus réactionnaires de ses contempteurs.


L'art ne peut décidément rien contre les saloperies du monde mais c'est quand il les accompagne au plus prés et se colle à leurs plaies et à leur puanteur qu'il frappe. C'est celui que beaucoup ne veulent pas voir, c'est celui de Bacon, de Pasolini, de Beuys, de Nan Goldin, de bien d'autres. Poitras nous donne à voir,- et à bien voir - les photographies de Nan Goldin. En les regardant bien, on comprend parfaitement contre quoi elles se battent.


Toute la beauté et le sang versé raconte la longue agonie du peuple américain contre le monde de la médecine, de la psychiatrie et de la finance tout au long d'un parcours semé de cadavres qui part du suicide de Barbara Goldin ("...sa mère a plus sa place dans cet établissement que cette jeune fille" écrit en substance un psychiatre dans un rapport totalement ignoré) aux cris d'agonie d'un adolescent accro à l'OxyContin depuis une banale opération du genou.


En même temps qu'il nous aura fait redécouvrir l'oeuvre d'une photographe d'importance, Laura Poitras nous aura bien démonté le moral.


Moralité: bouffer un ultra-riche par jour est excellent pour la santé.

Rongemaille
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le 6 avr. 2023

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