Ce film est un poème visuel absolu. L’image et la voix y sont au service d’un texte hors du commun. Illustration frappante de l’exactitude de la théorie du Bloom. En quelques mots : l’humain est ce qu’il est. Il est substance. L’hoplite est hoplite. Le plébéien est plébéien. La chanoinesse est chanoinesse. Les personnages de Rabelais sont des géants. Même les humains sont des géants. Frère Jean des Entommeures est un moine qui est vraiment moine. Rien d’autre que moine (bien que moine défroqué ah ah) et même plus que moine par excès de moinerie : « plus moine que le monde en a vu oncques moinant moiné de moinerie ». Je cite de mémoire. Il est ce qu’il est, sans ombre, sans doute, sans crise existentielle, sans second degré. Continuons. L’honnête homme de l’âge classique est honnête . Le libertin des Lumières est libertin et le parvenu du Second empire est un parvenu. La dernière grande figure de l’homme substantiel est le prolétaire, avec ses formidables mains, rouges et caleuses de travailleur, sa conscience de classe et sa force de travail.
Mais à la charnière du XIXe et du XXe apparaît cet être vaporeux et incertain, cet être curieux qui ne cesse de trembler tant son existence semble contingente, cet être qui n’est pas ce qu’il est, le Bloom. Son archétype : Leopold Bloom de Joyce. Avec lui l'épique disparaît au profit de la parodie de l’épique. Homère « au second degré ». Toujours déraciné, exilé, atomisé, le Bloom n’est pas le paysan attaché à sa foi ou sa terre mais l’anonyme errant des villes. Le Bloom est l’homme des masses pensé par les philosophes (Ortega Y Gasset) et décrit par les romanciers. Le Bartleby de Melville, le Samsa de Kafka, l’homme sans qualité de Musil, le Meursault de Camus, le Roquentin de Sartre et, plus tard, après Perec, le narrateur houellebecquien d’Extension du domaine de la lutte (Houellebecq revendiquant la filiation avec Perec via son premier éditeur Maurice Nadeau). On n’en finirait pas de dresser la liste des variations du Bloom au siècle dernier.
L’Homme qui dort appartient à cette lignée, à la fois noble et ignoble, de ces êtres qui ont perdu leur substance, qui ont déposé toute essence au profit d’une existence nue. C’est peut-être en cela que réside la puissance d’Un Homme qui dort, répondre à la seule question qui vaille. Comment faire ? Il nous faudrait un mode d’emploi. Comment échapper à lourdeur de toutes les étiquettes, toutes les catégories, toutes les essences ? Comment exister sans être ?
En dormant. Le sommeil du jeune homme joué par Jacques Spiesser, c’est cette vie qu’il met entre parenthèses. Il tente une expérience folle, celle de l’existence pure. Pur Dasein heideggérien, pure présence impersonnelle. Ne rien être d’autre que là. Marcher sans cesse. Etre noyé dans le On des boulevards parisiens. L’étudiant ne va pas à ses partiels. L’ami ne veut plus voir ses amis. Le jeune homme n'est plus jeune, ni homme. Aucune raison tangible, aucune cause ne vient éclairer de sa lumière rassurante cette démission soudaine. Le Bloom est la figure achevée du nihilisme, la somme de toutes les négations. Sans nom, sans profession, sans sexe, sans âge, sans relation, sans famille, sans ami, sans désir, sans passion, sans qualité, sans quantité (ou si peu : six chaussettes dans une bassine en plastique), sans langage. Il n’a même plus besoin de prononcer le « I would prefer not to » car il n’y a plus rien à dire et il ne reste plus personne à qui s’adresser dans le désert qu’est devenu pour lui Paris. Est-ce encore un humain ? A peine. Une voix s’adresse à lui, la voix de Ludmila Mikaël, avec sa diction magnifique, tantôt descriptive, tantôt bienveillante, tantôt fulminante mais toujours limpide pour tenter de saisir ce qu’il peut encore être : un « rat » ? Une « huître ? » Une « araignée attentive au centre de sa toile » ? Une "plante" ? un " cadran solaire" ? Animal, végétal ou minéral ? A quelle espèce ou, à quel règne appartient-il ? Au début l’expérience fonctionne, le jeune homme qui dort fait de beaux rêves. Il traverse les jours avec sérénité, parfois avec ivresse. L’ivresse de celui qui a réussi à sortir du temps, l’extase au sens propre. Le jeune homme se sent libre, souverain. Il « règne sur Paris ». Il atteint l'idéal antique de l'autarcie, de la vie divine d'une bien curieuse manière. Mais son erreur vient du fait qu’il pense parvenir à s’installer durablement dans cette vie absente. « Jour après jour, saison après saison, va commencer quelque chose qui n’aura pas de fin : ta vie végétale, ta vie annulée ».
En tout cas c'est ce qu'il croit. Mais il présume de ses forces et ce ne sera pas le cas. La vie et, avec elle, le temps qui avance et le désir qui travaille rattrapent le jeune homme. Il ne parvient plus à dormir. Ce n’est plus une bienheureuse léthargie, un ennui indolore qui l’habitent mais une souffrance positive et une angoisse lancinante qui le rongent. On ne tente pas impunément d’échapper à la vie. L’extraordinaire réussite d’Un Homme qui dort est de retranscrire avec minutie un échec "infraordinaire", pour reprendre le concept de Perec. Le jeune homme n’a pas réussi à s'extraire de la réalité par le bas, en plongeant dans l'insignifiance, comme les surréalistes s'en échappaient par le haut en déchaînant les forces de l'imaginaire, du délire, de l'amour fou et de l'inconscient. Il n'a pas réussir à devenir le héros de l’Indifférence, le champion du Rien qu'il voulait devenir. Il ne s’est pas transformé, il n’a pas eu d’illumination mystique. C'est comme un couperet que tombe la sentence de la voix : "L’indifférence ne t’a pas rendu différent. »
Un Homme qui dort, qu'il s'agisse du roman ou du film, est une oeuvre qui me touche car elle constitue, à mon sens, l'un des plus beaux fragments de l'esthétique existentialiste. La queue de la comète existentialiste (comme Jodorowsky est un peu la queue de la comète surréaliste), un existentialisme seventies, déjà loin de l'absurde, de la révolte et de la nausée de l'après-guerre, branché sur la société du spectacle, sur fond de musique géniale. Vraiment j'aurais dû parler davantage de la musique, des boucles qui annoncent la musique électronique et de ce son d'orgue ou de clavier bizarre tout à la fin. Mais je n'y connais rien, je laisse faire les musiciens !