À la fin des années 80, "le jeune cinéma français", comme on aimait l’appeler, avait les doigts dans la prise. Il se passait quelque chose, les lignes bougeaient et, pour ne rien gâter, le succès public s’invitait parfois triomphalement à la fête. Certes un océan séparait les fantasmes utéro-aquatiques du Grand Bleu, la fureur mal calibrée de 37°2 le Matin et les feux d’artifices post-modernes de Mauvais Sang. Mais la simultanéité de ces créations portait à croire qu’une énergie commune se consumait par-delà les disparités évidentes du talent, de la sensibilité et de la réussite. C’est à ce moment-là, comme pour confirmer la légitimité de l’intuition, qu’Éric Rochant réalisa son premier film. Le jeune réalisateur de vingt-huit ans n’en a pas arrêté le titre par hasard. Ce monde sans pitié auquel il fait référence, cliché éculé et vidé de substance de la sagesse populaire, souligne d’emblée la distance qu’il convient de prendre avec une histoire et des personnages qui ne relèvent pas seulement du réalisme social, de la tranche de vie, au sens le plus convenu du terme. Il indique aussi qu’il s’agira d’une comédie, d’un spectacle assumé comme tel, davantage que d’une confession à la Pialat. Un Monde sans Pitié avance sur une corde raide qui, le plus souvent, est heureusement celle du funambule. Émotion et réflexion fusionnent dans les situations et les attitudes, dont les dialogues (envoyant balader des lustres de glose existentielle avec des mots de tous les jours qui attrapent la vie au vol) sont en quelque sorte l’émanation mélancolique, vaniteuse, euphorique, comme les modulations surprenantes, versatiles et cyclothymiques d’une variation de jazz. Le film est traversé de souvenirs du cinéma français : René Clair (à peine), Marcel Carné (peut-être), Jacques Becker (probablement et en particulier Rue de l’Estrapade), la Nouvelle Vague (pas sûr). Cette mémoire ne pèse pas tellement, elle est plutôt une matière que Rochant travaille par petites touches, s’engageant sur une voie médiane où l’expression sincère d’un vécu littéral, d’une éthique provisoire, s’agrémente d’un zeste fort bienvenu de roublardise.
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Le film, c’est d’abord Hippo. Un trentenaire qui semble vouloir se débrouiller comme il peut, sans trop faire de vagues. Poker bluffeur, nuits blanches, appart en désordre, voilà son quotidien. Il vit avec son frère lycéen, Xavier, dans ce qui ressemble à des chambres de bonnes cafouilleuses où l’action peut twister de la bohème tranquille à l’angoisse parano. Rien qu’à sa démarche on voit qu’il est souple, disponible et désinvolte. Avec lui la paresse est élevée au rang des beaux-arts. Pas la paresse immobile et béate d’Alexandre le bienheureux : une paresse itinérante voire active, mais d’une activité stérile, qui tourne en rond. Sa tanière est Paris, et la rue son domaine. Pas question pour lui d’en sortir. Ce n’est pourtant ni un casseur, ni un loubard, pas même un dealer. Juste un type sans avenir qui n’en finit pas de faire son deuil des lendemains qui chantent. Il est loin de toute révolte, et s’il lui arrive de souffrir, il est trop complaisant envers lui-même pour être capable de passion. Tout pourrait aller mal dans le pire des mondes si, d’un coup, il ne trouvait dans sa voiture une fille aux grands yeux avec une jolie frange, Nathalie, qu’interprète Mireille Perrier, l’égérie d’alors du cinéma d’auteur français. Elle est normalienne, sérieuse, mature ; il veut la revoir mais elle se dérobe souvent pour poursuivre ses études. Comment s’agripper en effet à un ludion qui revendique précisément de n’être relié à rien ? Hippo flotte comme un bouchon, passe par les fenêtres, se cache sur la corniche au-dessus du vide, tel un héros d’Hitchcock, pour échapper à une ancienne fiancée. Pierrot lunaire, il rêve à de mystérieux amoureux qui s’ébattraient la nuit sur les toits de la capitale, après que la tour Eiffel, dentelle de lumière, se soit éteinte d’un seul claquement de ses doigts. Pour séduire Natalie il lui tient un grand discours poétique puis se moque, l’embrasse, dit qu’il déteste la poésie. Elle fond, se laisse prendre au charme. Rochant agit comme lui et le spectateur réagit comme elle.
L’identification glisse sans solution de continuité de l’acteur au personnage (Hippo/Hippolyte Girardot, dans son rôle le plus emblématique), ce qui fait de lui un porte-parole en même temps qu’un exorciste. L’idéologie actualisée de la jeunesse décrite par le réalisateur tient en peu de mots. Elle résulte d’une constatation simple et simpliste : sans utopies crédibles magnifiant ou compensant le réel, il devient hors de question d’accepter l’ordinaire de la réalité, qui réduirait la marge d’investissement de l’individu au boy meets girl. Si l’on revendique quasi philosophiquement son statut de glandeur, on ne peut que tricher momentanément avant de renoncer quand survient l’ultimatum de l’engagement. "Chacun sa merde", "on n’est pas sur terre pour être bien", on n’est que des "machines à vivre", "tu pars, moi je reste", "on ne peut s’accrocher à rien" : autant de formules à l’emporte-pièce qui ponctuent l’art de vivre du héros et vertèbrent en quelque sorte sa mauvaise foi. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de cette mauvaise foi qui simplifie la pensée sinon la vie à toute jeunesse, quel qu’en soit l’habillage voulu par la modernité du temps. Sans que cela soit dit mais seulement montré, Hippo apparaît comme l’une des émanations les plus directes de l’héritage soixante-huitard. C’est un homme auquel la vie et la société semblent refuser autant les caresses (disons les motivations) que les coups de pied au derrière (appelons cela des exigences). Ni travailleur ni chômeur, il est entretenu par son petit frère, lequel arrondit le fixe mensuel que fournissent les parents grâce au commerce parfaitement déculpabilisé et à toute petite échelle de la drogue, d’abord douce. Significative du désengagement des personnages, de leur abandon progressif des valeurs, est encore leur attitude en face de l’interdit social. "C’est pas nous les bandits", affirme à deux reprises Hippo, une première fois aux flics qui l’interpellent pour stationnement prohibé, une seconde à Xavier, lorsque la police a repéré son trafic. Si celui-ci agit en pour ainsi dire en deçà de l’âge de raison, Hippo philosophe, rationalise une pensée qui l’exclue de toute "citoyenneté". Le fait que sa tolérance contribue de fait à la propagation de l’influence des trafiquants n’est pas son problème, ne l’implique pas dans un processus global où il aurait sa part, même infime et indirecte, de responsabilité.
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Face à des comportements pareillement bloqués, on comprend que des filles "qui s’accrochent" puissent paraître collantes et appartenir à l’autre bord d’un monde manichéennement divisé entre branleurs et yuppies. Que cette moitié abhorrée soit associée à l’École normale est sans doute, davantage qu’un clin d’œil, une métaphore. Conscient de son parasitisme, Hippo revendique une lucidité utopique ("Je suis juste", répète-t-il chaque fois qu’on l’a touché au défaut de la cuirasse), qui vient buter contre le pragmatisme de Nathalie, déplorant qu’avec lui, on ne puisse se raccrocher à rien. L’amour est la seule forme d’engagement susceptible de piéger, contre son gré d’ailleurs, le héros né fatigué. Nathalie le fait marcher, il court. Elle l’aime mais elle a d’autres intérêts dans la vie, en particulier son travail. Il la convoite avec une disponibilité étouffante — pour elle comme pour lui qui, sans s’en rendre compte, recrée des routines afin de s’empêcher de sombrer. L’amour frileusement tenu à distance et dont il n’est pas le seul à se défier, l’amour que l’on veut bien prendre et faire à condition que rien ne soit exigé en retour, l’amour comme simple suspension du temps, comme fuite hors du réel. Ce thème gouverne également les rapports avec la génération précédente, les parents, dont les brèves apparitions, les quelques scènes qui leur sont consacrées donnent à sentir ou à deviner, sans besoin d’aucun développement explicatif, quels ont pu être leur rôle formatif, la perception par les enfants de leur présence-absence. Une sorte de neutralité bienveillante, non dénuée de tendresse, gouverne ces relations, dénonçant rétrospectivement le fiasco d’une éducation qui, par négligence, délicatesse ou intimidation, a dû en son temps sacrifier aux billevesées de la permissivité, probablement sans conviction, simplement parce qu’on ne pouvait rien contre. C’est paradoxalement lorsque Nathalie disparaîtra pour les États-Unis, emportant avec elle ce principe de réalité qu’Hippo a toujours voulu nier, et dont il se détournait en grimaçant comme le vampire du crucifix, que l’urgence d’un choix, encore momentanément suspendu, s’imposera à lui. Peut-être le monde sans pitié aura-t-il alors pitié de lui…
Au fond, le grand-père de Rochant pourrait bien être Musset. Un Monde sans Pitié serait ainsi une paraphrase des Caprices de Marianne. Moins le drame, car il manque Celio, l’amoureux transi au cœur pur. Ici tout le monde a le cœur pur mais vide, et les filles qui y croient se trouvent un beau jour larguées par défaut. Les garçons, eux, ne rompent pas : ils fuient. Le cinéaste est un romantique qui refuse l’habit noir de l’enfant du siècle et traite ses angoisses en les collant sur des personnages attachants, quand bien même ils encourent, de par leur conduite, le risque d’apparaître antipathiques. Il fait jouer ses acteurs juste un peu à côté (c’est l’école Rohmer), comme des amateurs à qui on fait relire des phrases qu’ils ont dites eux-mêmes. Il ose recourir à des registres multiples (policier, politique, familial, adolescent, sentimental) mais en creux, comme s’il craignait de s’épuiser trop vite. De nuit comme de jour, l’air du temps s’engouffre et le film respire tout à coup à la vitesse du réel. Le gris-bleuté de fin d’automne-début d’hiver, le tranchant de la lumière qui découpe les corps en embrumant légèrement la profondeur de champ attestent d’un véritable don pour le climat. Passés les errements d’une décennie largement dopée à l’artifice publicitaire et placée sous perfusion audiovisuelle (avec Besson et Beineix comme logos tapageurs et Carax comme principal tube à essais), Rochant venait apporter un vent de fraîcheur et de sincérité, proposer un ton véritablement contemporain. Détail qui ne trompe pas : le scénario est co-signé par Arnaud Desplechin, lequel allait deux ans plus tard entamer la carrière de réalisateur que l’on sait. Si unité générationnelle il y avait, nul doute qu’on se situait là au cœur du réacteur.
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