En une période moins artistiquement morose que ne l’est la nôtre, la perspective de voir l’un des plus talentueux artisans de l’industrie hollywoodienne se pencher sur la vie de l’un des musiciens les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle eût sans doute été immédiatement réjouissante. Seulement, aux craintes premières légitimement inspirées par l’inexorable déréliction subie par ladite industrie dans son ensemble, s’en est ajouté une autre, à savoir l’insondable médiocrité des innombrables biopics qui, depuis deux décennies au moins, envahissent les salles obscures avec un succès qui n’a souvent d’égale que la paresse avec laquelle ils sont conçus. Convaincues qu’il suffit, pour remplir leur tâche, d’aligner les moments forts d’une existence selon une logique souvent amorcée par un évènement traumatique fondateur, puis structurée en un parcours alternant phases d’effervescence créative et de stérilité dépressive, ces œuvres souffrent de surcroît d’un tiraillement flagrant entre la volonté d’écailler la légende qui entoure leur sujet et la nécessité d’en chanter les louanges, sur un mode quasiment hagiographique imposé autant par les producteurs que par un public qui, plus que comme de simples spectateurs, se présentent d’abord en tant qu’amateurs de la personnalité concernée.
Fort heureusement, dès ses premiers plans, A complete unknown s’émancipe de ce carcan et préfère maintenir autour de la figure de Bob Dylan un voile non seulement pudique, mais dans lequel réside la profession de foi d’un James Mangold parfaitement conscient qu’il est vain de tenter d’expliquer de manière rationnelle la genèse des plus emblématiques compositions du musicien. Dépourvu de tout bagage, catapulté au beau milieu d’un Greenwich village magnifiquement reconstitué, le protagoniste ne nous est présenté que comme un jeune homme sans passé, dont le voyage vers New York avait pour seul but de rencontrer Woody Guthrie, son idole désormais invalide. Aucune analepse ne viendra par la suite contrevenir à ce rapport distant que le cinéaste ménage entre le spectateur et son personnage – distance qui fait écho non seulement à celle que Mangold, on l’a dit, conserve à l’égard de Dylan, mais encore à celle que ce dernier à depuis toujours maintenu entre lui et tous ceux qui l’entouraient. C’est sans doute comme cela qu’il faut d’ailleurs comprendre le titre du long-métrage, qui, plus qu’une simple référence à l’une des plus fameuses chansons du musicien, renvoie à l’image qu’il s’est très tôt bâtie et dont il n’a, jusqu’à aujourd’hui, jamais tenté de se départir (la dernière ligne du carton final rappelant qu’il ne prit pas la peine d’aller récupérer le prix Nobel de littérature qui lui fut accordé en 2016).
Ce seul aspect pourrait sembler n’être que l’un des éléments permettant d’expliquer la réussite du film ; en vérité, il me semble que c’est sur lui que repose tout l’intérêt du résultat final, qui contrevient à tous les écueils du genre que Mangold avait lui-même contribué à codifier il y a près de vingt avec son lénifiant Walk the line. L’ovation critique et publique dont avait bénéficié le film à l’époque laisse en effet songeur lorsque vient au spectateur contemporain la curiosité de s’y replonger, lui qui y trouvera déjà toutes les tares de ses malheureux successeurs : décès du jeune frère envisagé comme source d’inspiration originelle, dilapidation du talent dans les excès en tous genres, rédemption finale, le tout avec la volonté de couvrir plusieurs décennies à grand renfort d’ellipses impromptues, d’images d’Epinal et de saynètes où figuraient les vedettes de l’époque, dans une tentative désespérée d’établir une connivence entre un récit décousu d’une part, et de l’autre des spectateurs dont on tentait d’invoquer pathétiquement l’amour pour les figures montrées à l’écran. Pour ne rien arranger, le rôle de Johnny Cash offrait pour la première fois à Joaquin Phoenix l’occasion de se livrer à l’une de ces irritantes compositions qui sont depuis devenues sa marque de fabrique, toute en mimiques, regards entendus et imitation de la voix et des manières de son modèle. Ces quelques considérations rétrospectives permettent de mesurer l’écart avec A complete unknown, où transparaît au contraire en permanence l’expérience acquise au fil des ans par un cinéaste désormais en pleine possession de ses moyens, si fluide dans sa mise en scène et si sûr de ses cadres qu’il parvient, durant près de 2h20, à imposer un rythme à la fois calme et soutenu, permettant à ses personnages d’évoluer sans accrocs au sein d’un univers pourtant difficile à cerner dans toute sa complexité. De même faut-il saluer l’ensemble des acteurs, Timothé Chalamet en tête, à qui l’on sait gré (à un ou deux égarements près) de ne pas s’adonner à une énième pantomime grotesque, et dont l’interprétation, volontairement irritante, renforce l’incompréhension ressentie vis-à-vis d’un individu à propos duquel il semble impossible de comprendre pour quelles raisons de telles mélodies lui sont venue plutôt qu’à un autre. Dernier élément important, la brièveté de la période traitée, qui s’étale de 1961 à 1966, construite comme une unité autonome sans allusion aucune à ce qui précède ni ne suit dans la vie du Dylan réel.
Une fois entendu que le film affiche ouvertement son détachement des préoccupations habituelles du biopic (genre auquel son appartenance, au regard des éléments susnommés, n’est pas évidente), se pose la question de ce qu’il offre en compensation. D’abord, quiconque est familier de la filmographie de James Mangold trouvera dans ce nouvel opus des thématiques déjà présentes dans ses œuvres précédentes, parmi lesquelles la transmission et le poids de l’héritage des générations passées (Logan) ou la confrontation d’individus en butte à des structures dont l’inertie freine leurs désirs de changement et d’émancipation (Copland, Le Mans 66). Ces deux points se trouvent structurer l’intégralité du récit, situé dans une période historique charnière marquée par l’émergence d’une jeunesse dont les aspirations divergent radicalement des orientations idéologiques dictées par la pleine Guerre froide, et lors de laquelle la musique folk est écartelée entre la volonté de préserver son identité et la nécessité de se plier aux modes musicales orientées vers l’électrisation croissante des instruments. Au cœur de ces multiples conflits, Dylan occupe à nouveau une position singulière, puisque semblant s’engager politiquement moins par conviction que du fait des exigences du temps, et faisant avant tout le choix de l’électrique car il sait que cela provoquera une rupture avec ceux qui n’ont de cesse de vouloir décider à sa place ce que sa musique doit être. En somme, plus que l’artiste proprement dit, c’est davantage les tentatives de réappropriation de sa personne qui intéressent ici Mangold, qui transfigure la fascination qu’il ressent pour lui en une réflexion globale sur la manière dont le fantasme agit sur la perception que nous avons des choses et des individus. A force de servir à tous les camps d’objet d’idolâtrie, l’individu finit non seulement par perdre le contrôle de ses créations, mais connaît au niveau intime un isolement progressif qui, malgré son apparent détachement, affecte profondément celui qui cherche à se dissimuler derrière ses éternelles lunettes noires. Les scènes les plus touchantes sont ainsi celles avec le personnage d’Elle Fanning, dont l’amour pour le protagoniste, sans jamais être ouvertement éconduit par ce dernier, se heurte à celui projeté par tous ceux qui voient en le chanteur un être dont elle comprend finalement qu’il ne pourra jamais pleinement lui appartenir.
Si cette démarche pour le moins inattendue pourrait laisser à penser qu’A complete unknown s’attache à une méticuleuse mise à bas des mythes, de leur force et de leur capacité à souder la communauté et à structurer l’imaginaire collectif, James Mangold parvient au contraire avec une intelligence et une finesse admirables à montrer, en même temps que leur envers, la puissance que le mystère procure à toute forme de création artistique. Peu importe, en dernière instance, de connaître le contexte de la création de Blowin’ in the wind, de savoir si Masters of war fut vraiment chanté pour la première fois en pleine crise des missiles à Cuba ou de se demander où et comment Dylan apprit à jouer de la guitare, pourvu que les notes qui en sortent au final soient transmises durablement à quiconque y trouverait de quoi nourrir son imagination et ressentir des émotions nouvelles, voire inédites. En choisissant délibérément une figure dont les pensées, la vie et la personnalité ont toujours été soigneusement brouillées et dissimulées par le principal intéressé, le cinéaste, au travers d’une ultime scène de transmission symbolique, enjoint son spectateur à se défaire de l’écume qui entoure ses objets de vénération afin de renouer avec la dimension concrète de la création, envisagée non plus au travers de totems intouchables, mais tel un simple harmonica transmis du maître à son disciple. Forme ouverte généralement prompte à aspirer le plus de réel possible quitte à en tirer de la fausseté, le biopic prend ici tout son sens, et inverse ce rapport en cherchant à établir des passerelles entre la vie et la fiction, dans une perspective d’ouverture vers un ailleurs, une extériorité favorable à la floraison de récits nouveaux. Souvent, en sortant de la projection d’un film musical, notre premier désir est de se replonger sur la discographie de l’artiste en question, et de rentrer chez soi écouteurs vissés sur les oreilles, comme pour prolonger un peu le doux état de veille entretenu par les retrouvailles avec des airs familiers ; ces mêmes airs, il me semble que Mangold préfèrerait que nous les fredonnions nous-mêmes.