Jonathan Glazer, c'est un peu comme si Richard Kelly, David Lynch et, soyons fous, Bertrand Blier s'étaient rencontrés. Dire qu'on a jamais rien vu de tel serait faux : dans Under the Skin, son approche du genre science-fiction fonctionne à la référence autant qu'à l'invention. D'un côté, la volonté de s'inscrire dans un héritage archi-tradi où sont convoqués Kubrick, Spielberg (celui des débuts) ; de l'autre, celle de se forger un univers propre, sans équivalent connu, qui laisse libre cours à une certaine vision du cinéma, qui, limite, renvoie lesdits Kubrick et Spielberg dans les jupes de leurs mères en expliquant un truc tout bête que la plupart oublient et qui s'appelle le cœur. De ces génies parfois un peu froids, Glazer récupère la grammaire, le cadre, et invente le reste. C'est aussi comme cela que procède Richard Kelly (Donnie Darko, The Box), par cette ultra-sensibilité que vient cadrer un style trompeusement référencé... Au départ, Under the Skin ressemble même à une suite non-dite de l'immense The Box : c'est une sorte de thriller, le propos est à la fois trouble et dépouillé, la menace plane, inconnue, futuriste, transportant avec elle les effluves d'un monde inconnu dont on ne saura jamais rien.

Dans la même mesure que, chez Kelly, la science-fiction n'est qu'une porte ouverte, un prétexte à l'exploration de la psyché humaine, Under the Skin est une œuvre 100% terrestre, qui ne parle de rien d'autre que de l'homme. En étant vierge de toute la hype (quelque part génialement menteuse) qui a entouré le film, on comprend une chose : Jonathan Glazer ne montre pas les martiens, il montre les gens. Les gens, petits, terrifiés, perdus et seuls à crever, si étrangers à eux-mêmes et aux autres qu'ils sont aliens sur leur propre planète. Pour un film au pitch et à la tête d'affiche si bankables, c'est un choix tellement burné qu'on a déjà envie de tomber amoureux de lui pour cette seule raison. Et puis tout cela va plus loin que le simple film d'auteur déguisé en blockbuster. Under the Skin, en bon thriller, fout une pétoche colossale, installe un suspense affolant grâce à tout un tas de techniques extraordinairement maîtrisées qui rappellent (de loin) David Lynch dans les expérimentations visuelles et sonores auxquelles il se livre. Entre deux scènes filmées de manière réaliste, Jonathan Glazer fait basculer l'action dans une sorte d'univers parallèle où les corps se noient, se distordent, se vident (littéralement) sur la mesure d'une musique lente et inquiétante. C'est tellement bizarre et inattendu qu'on en vient même à se demander si Glazer ne serait pas allé chercher du côté de la performance ou du théâtre moderne, façon Romeo Castellucci. Il ne s'interdit aucun recours pour symboliser son sujet (la solitude, vraisemblablement), quitte à partir dans des représentations à la fois cryptiques, hypnotiques et traumatisantes que n'était probablement pas venu chercher le spectateur.

Entre deux visions cauchemardesques qui glacent les sangs et brisent le cœur (l'image d'un bébé abandonné sur une plage battue par les vents, celle d'un homme nu dont ne reste que la peau, quelques autres tragiquement inoubliables), Glazer fait avancer son histoire par des coupures réalistes mais nébuleuses, où l'on suit un énigmatique motard apparemment chargé de la protection du personnage joué par Scarlett Johansson. Pendant qu'il se livre à ses drôles d'affaires, la jeune femme semble s'assagir, s'interroger. Passée sa première moitié, le film devient un peu plus consensuel, plus prévisible, plus mou. Le truc, c'est que le film a fait montre d'une puissance si folle auparavant qu'on lui pardonne ce coup de moins bien, qui de toute façon finit en beauté. Et surtout, Under the Skin ne se départ jamais de sa logique théâtrale, qui n'a jamais rien de bricolé ni de superficiel. Son scénario science-fictif est un prétexte simple mais brillant à une réflexion sur l'humain, et d'un autre côté il fonctionne à pleins tubes grâce à l'insertion gracieuse d'une multitude de scènes mystérieuses (coucou Richard Kelly) ; mais surtout, quand il parle de l'homme, Glazer le fait avec une poésie, une frontalité et, en même temps, un détachement tragique qui aimantent véritablement, du début à la fin. On disait au début de cette critique qu'il y avait du Blier chez Glazer : cela, on le trouve dans ce récit tristement amusé de la relation amoureuse, dans tout ce qui montre qu'être à deux n'est qu'un jeu, mais qu'au fond c'est chacun pour sa gueule et qu'on paye les pots cassés de chaque bord. "Combien tu m'aimes ?" pourrait demander Johansson, sans qu'on ne trouve rien à redire, ni à y répondre.
boulingrin87
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le 1 août 2014

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Seb C.

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