Il est souvent dit, à propos du cinéma de Hirokazu Kore-eda, qu’il se noue autour d’une variation quasi-systématique de cadres et de thématiques similaires. L’institution de la famille, la porosité d’une société japonaise qui se vêtit de masques, la pudeur intense des secrets et des apparences. S’il est vrai que ces différentes réflexions semblent traverser la plupart de ses œuvres, ce serait réduire le cinéma de Kore-eda à un simple exercice stylistique que de dire qu’il se répète. Non, plus justement, le réalisateur japonais décompose pour mieux recomposer.
On rapproche souvent Kore-eda à Ozu, à Fellini, ou encore à Truffaut. Peut-être qu’il serait plus simple de dire que le cinéaste est à l’origine d’un art pudique, dense émotionnellement, mais restant chargé d’une cotonneuse douceur et d’une légèreté flottante. S’il émeut souvent jusqu’aux larmes, il ne semble jamais le chercher, car il y a surtout chez lui l’assurance de savoir doser, d’observer sans épier, de tanguer sans chavirer. A cette réussite, deux explications : ses situations, et ses personnages. Personnages qui, dans un premier temps, ne se définissent non pas dans l’écriture d’une psyché individuelle, mais plutôt dans une compréhension collective : chez Kore-eda, le protagoniste, c’est le groupe. Chose qui n’était pas forcément vraie chez Ozu, où la situation semblait justement prendre le dessus. Et c’est peut-être là le point de rupture entre les deux cinéastes : là où le plus ancien traitait de la famille par le prisme de ses rendez-vous évidents (le mariage, le divorce, réussir en tant que père) pour en dévoiler la face sombre, le plus jeune en révèle les aspérités universelles, étouffées mais bien réelles (familles recomposées, favoritisme, deuil, échouer en tant que père), à partir desquelles il dynamite complètement le sens de l’institution. Ce sont deux chemins contradictoires, qui fonctionnent en miroirs déformants l’un de l’autre.
Une affaire de famille répond parfaitement à cette idée de cinéma. Jamais Kore-eda ne se soumet aux codes de sa propre culture, qu’il détourne allégrement : pas une des relations qui lient tous ses personnages n’est prévisible, évidente, codifiée. C’est ce flou qui lui sert d’argile, car même si c’est un effet dont il abuse parfois, la complexité apparente de ces rapports est en réalité d’une simplicité enfantine, si naïve et innocente qu’elle n’en parait que plus fragile : et c’est de cette fragilité qu’il est finalement question, car elle n’a pas de place dans ce monde où chacun doit respecter son rôle, sa place, et sa hiérarchie. C’est de cela que parle Une affaire de famille : de notre impuissance face au dogme socio-culturel, de la toute-puissance des mœurs face à la simplicité primitive de l’émotion humaine. Comme si la société nous complexifiait, nous obligeant à être ce que l’on n’est pas, à vivre comme on ne le veut pas, à aimer et à détester ceux que l’on se doit d’aimer et de détester.
C’est là le génie du cinéma de Kore-eda : dresser le tableau de la tragédie de la simplicité, comme si l’innocence de la marginalité avait une fin programmée. S’adapter n’est pas possible sans sacrifices, car on ne peut naviguer à contre-courant pour l’éternité. Et quand, finalement, tout s’effondre, c’est comme si rien n’avait jamais exister. En apparence en tout cas, car on est désormais obligés de tout refouler, comme ce garçon qui n’ose appeler cet inconnu « papa ». Dans Une affaire de famille, il est en fait question d’abandon : tout est éphémère, et chaque seconde de bonheur est un instant attrapé brièvement puis relâché tel un papillon. Ce que Kore-eda tente de capturer, c’est ce moment, si beau et si précieux ; c’est quand celui-ci s’évapore enfin qu’il nous fend le cœur – et qu’il livre l’un de ses plus magnifiques haïku filmiques, aussi saisissant que bouleversant. Sublime.