La Passion selon Bergman a peu de rapport avec la passion amoureuse - la romance - sujet presque exclusif de la plupart des films ou des romans roses ou moins roses. Elle est une Question, une torture. Andreas, Anna, Elis ou Eva s'interrogent sur eux-mêmes, se torturent sur leur passé, sur leur vie, sur leur incapacité à vivre seuls ou en couple, sur leur incapacité à communiquer leur amour, leurs sentiments ou leur désir de vivre. Entre ce quatuor d'êtres esseulés circulent le désir, la jalousie, le mensonge, la volonté de nuire, d'humilier et de dominer, la tendresse et la bonté, le dégoût et le désespoir, la violence et la folie.
Habiter l'île des passions meurtrières n'est pas une partie de plaisir. Andreas Winkelman vit un quotidien prosaïque, filmé en couleurs baveuses grises ou brunes parfois surexposées, à rendre claustrophobe un amoureux du grand air. Réparant son toit, il regarde le paysage austère de Fårö où la neige refroidit l'âme. Vivre seul avec soi-même est souffrance, sa femme l'a quitté et il cherche à l'oublier. Quand Anna (veuve d'un autre Andreas) vient téléphoner chez lui, Winkelman recommence à espérer. Ne serait-elle pas une solution à ses problèmes ? Et lorsqu'Eva - la femme d'Elis en voyage à Milan - le visitera à son tour, la même question, la même torture, le travailleront, le retourneront infiniment sur le gril...
Tous les quatre gardent espoir, Elis et Eva organisent un dîner chez eux où Andreas arrive endimanché. Les yeux bleus étincelant de fanatisme, une Anna soigneusement maquillée affirme sa Foi en la Vérité - indispensable dans le couple, transforme son mariage avec Andreas l'Ancien en Paradis doré sur tranches. Andreas le Jeune est perplexe en entendant cette fable du Couple exemplaire prônée par une grande prêtresse de la Vérité ! Il a lu une lettre de rupture de l'Ancien à sa femme décrivant l'Enfer domestique, mais le mari meurt avec leur fils au cours d'un accident dans la voiture conduite par Anna... Depuis la jambe et l'esprit d'Anna boitent...
Évidemment Andreas et Anna finissent par vivre ensemble. Voit-elle double ? Andreas le Jeune va-t-il aussi mal finir qu'Andreas l'Ancien ? Les mois passent, l'amour égoïste se change en ressentiment puis en haine. On questionne le conjoint, on le torture, on cherche ses failles, ses faiblesses, on lui colle une étiquette mortifère (Andreas devient "un parasite"). La violence psychologique et physique rode, surgit tôt ou tard - parfois explose. Avec une logique implacable (une Logique d'Inquisiteur) Bergman questionne son quatuor d'acteurs sur leur rôle, les torture sous les projecteurs. Max von Sydow, que penses-tu d'Andreas Winkelman ? Allez - vide ton sac, Max !
A défaut de victimes humaines un tueur s'acharne sur les animaux domestiques de l'île... Il pend un chiot (sauvé in extremis par Andreas), égorge un troupeau de moutons, massacre des vaches, offre un cheval en holocauste au dieu Pétrole... En représailles un commando d'excités tabasse sauvagement le vieux Johan, solitaire et sans défense - le bouc émissaire idéal. Avant de se pendre, Johan écrit à Andreas son dégoût de vivre. Dans les deux lettres d' "Une Passion" lues par Winkelman, c'est une question de vie et de mort. Je compte les victimes sur les doigts... il me faudrait plusieurs paires de mains...
Tout cela vous rend-il perplexe ? carrément hostile ? Soyez patient et gardez l'espoir. A la réflexion "Une Passion" est moins énigmatique qu'elle n'en a l'air car Bergman sème des indices en pagaille. L'affiche du film est très claire, non ? Anna est fascinée par les actualités au Vietnam avec exécutions filmées et balles dans la tête. Elle aime les promenades en voiture qui finissent mal, je crains donc pour la peau de Winkelman... Bergman l'abandonne sur la route comme un rat de laboratoire, un double fantomatique... Les images se brouillent, gondolent, les couleurs noircissent ou s'éclaircissent, où est-il ? Le voilà, il fait les cent pas dans l'île maudite, tourne en rond dans les sept cercles de l'enfer - l'enfer glacial des pas perdus privé d'Amour.