Les combats les plus importants n'ont pas lieu sur le champ de bataille

Terrence Malick, déjà connu pour ses films beaux et contemplatifs (« la ballade sauvage », parfois assortis de réflexions profondes (« la ligne rouge »), avait amorcé un tournant avec « tree of life » en 2001, où il proposait un cinéma novateur, abstrait, voir expérimental, où les images comptent plus que l’histoire. Triomphe à Canne malgré déjà des adeptes et des détracteurs, le réalisateur le plus mystérieux d’Hollywood (20 ans d’absence sans que personne ne sache ce qu’il a bien pu faire durant cette période !) avait poursuivi dans cette tendance avec des retours plus mitigés (3 films sortis depuis, que je n’ai pas vu). Il revient à 2019 avec un nouveau film, « une vie cachée », qui allait de nouveau connaître les appréciations de la croisette, avec sa pâte inimitable mais avec cette fois un meilleur mélange de l’histoire et des images.


Des scènes qui glissent les unes sur les autres, comme un fleuve qui s’écoule lentement. Des images de paysages naturels proprement magnifiques.
Une musique lancinante, qui rappelle comme avec nostalgies des moments heureux, l’enfance avant l’âge adulte, le bonheur avant l’irruption du malheur, la tranquillité et la paix avant l’arrivée du tumulte de la guerre.
Des fenêtres sur une vie rurale du siècle d’avant, proche de la nature, ou entre deux labours les fermiers rigolent entre eux.
Un film où la beauté irradie et où l’émotion coule à flot, et asperge notre corps et notre âme d’une fraîcheur enivrante.


Mais comme l’hiver succède à l’été, la tempête après le beau temps, cette tranquillité ne dure pas. A d’autres régions de là, les hommes s’affrontent. De loin, on peut entendre les bruits vrombissants d’avions fendant le ciel. Les hommes sont appelés à combattre. L’idéologie nazi parvient jusqu’au village, les hommes font allégrement le salut d’Hitler, en qui ils voient le sauveur, et déclarent ouvertement leur haine de l’étranger.
Accomplissant son devoir, Franz sert lors d’une première campagne, où il voit les horreurs de la guerre et les exactions de ceux que les siens idolâtrent. Mais la guerre continue. Il doute. Peut-il en son âme et conscience exécuter des actes qu’il sait mauvais ? Persécuter les plus faibles ? Homme de principe, il ne peut réprimer ses pensées, et il est rapidement mis au ban des siens qui ne comprennent pas ses agissements, qui ne comprennent pas pourquoi il ne participe pas à la défense du village comme les autres hommes qui se sacrifient. Ils voient en lui un égoïste, pire un traître.

Franz n’est pas le seul à pâtir de ce traitement, puisque toute sa famille est elle aussi persécutée, ce qui n’est pas toujours bien acceptée par tout le monde. Si sa femme fait preuve d’une remarquable force morale en endurant ces épreuves et en souffrant en silence, sa belle-sœur et sa mère, refusant la peine immense de voir son fils mourir, sont beaucoup moins compréhensives.
Franz doute. Pourquoi l’Eglise défend-elle les actes des nazis, alors que c’est contraire aux principes de Dieu ? Dieu veut le bonheur des hommes, alors pourquoi les laisse-t-il s’entre-tuer ? Si l’homme a un libre-arbitre, ne peut-il pas décider ce qu’il veut faire, agir en fonction de sa conscience ?
Il tente d’avoir de réponses, d’en parler aux hommes supposés plus sages, mais il n’obtient aucune lumière, on ne lui parle que de son devoir envers la patrie.
Franz persiste. Il refuse, même si ça lui sauverait la vie et éviterait des souffrances envers sa famille, de renier ses convictions. On tente de le persuader de l’absurdité et de la vacuité de cette obstination, que ça ne changerait rien au monde ni à la guerre, que ces actes sont vains et sa souffrance est inutile.


La religion est un thème majeur. Il est question de la recherche de Dieu, qui se trouverait dans chacun, et dans la Nature. La Nature déchaînée lors des orages d’été, comme celle majestueuse des montagnes pleines de vie. Il est aussi question de sa recherche dans la souffrance. Car s’il est aisé d’y voir la présence d’une entité Toute-Puissante lorsque le soleil brille, il est beaucoup plus difficile de la percevoir en période de malheur. C’est d’ailleurs le principal reproche qui soit fait au Créateur, pourquoi il laisse des hommes souffrir. Emprisonné, soumis à la cruauté de ses geôliers, Franz change sa conception du Bien et du Mal en voyant d’autres hommes démunis et désemparés. Malgré la souffrance physique et morale, il parvient à se montrer capable de compassion. Des actes, qui d’un strict point de vue terre-à-terre, peuvent sembler dérisoire, mais qui peuvent faire toute la différence dans l’âme humaine. Et c’est d’ailleurs là tout le sens du combat que mène le héros de cette histoire. Pas un héros des champs de bataille ni une figure de proue de la résistance, pas un dirigeant qui a su prendre et imposer des décisions cruciales, mais un homme qui est resté, malgré les menaces et la pression, fidèle à ses principes alors qu’il avait tout à perdre. Tandis que tant d’hommes ont renié les leurs, ou fait taire leur conscience. Une source d’espoir pour l’humanité toute entière, qui s’est entachée durablement durant cette sombre période. Son acte n’a certes pas changé le cours de la guerre, son nom ne figure pas en haut des manuels d’histoire (longtemps resté méconnu, il a été béatifié et déclaré martyr par l’Eglise catholique en 2007), mais paradoxalement l’importance de son acte est plus profond, symbolique, transcende le temps et les époques pour venir nous parler à nous, 70 ans plus tard.


« Une vie cachée » est un film de contrastes. Contraste entre le soleil et la tempête, les rires et la solidarité qui se transforment rapidement en haine, la tranquillité et le conflit, une religion bienveillante mais qui défend la guerre, des nazis cruels et d’autres plus compatissants. Comme un cycle, la nuit qui succède au jour qui succède à la nuit. Après avoir été isolé et persécuté, la famille du résistant inconnu reçoit de l’aide d’autres personnes, et en retour malgré les difficultés elle aide ceux dans le besoin.


« Une vie cachée » s’avère être beaucoup plus abordable « tree of life » et semble-t-il ceux qui ont suivi.
Le film partage des thèmes similaires avec « la ligne rouge », où un jeune soldat, témoin d’un paradis insoupçonné dans les îles du pacifique, voulait fuir la guerre, et où un officier lui rétorquait que la lutte pour la survie était partout, même dans la nature qu’il s’était mis à aduler. La recherche des réponses existentielles dans la Nature (une vision proche de beaucoup de films asiatiques) semble être une approche commune à nombre de ces films. On y retrouve la pâte typique du réalisateur, où les images ont remplacé les mots, au risque de décontenancer et de se perdre dans un défilé visuel. Je reprocherais en effet une certaine longueur, où la dernière partie me parait un peu trop étirée. A part cet écueil, c’est une sublime histoire que j’ai eu la l’impression d’avoir suivi.
Une histoire profonde assortie de thèmes philosophiques sublimée par une réalisation magnifique, comme Terrence Malick en a le secret.

Enlak
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le 22 déc. 2019

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