Liberté, obscénité, dignité... étouffées.

Vénus Noire relate l'histoire vraie de Saartjie Baartman, jeune femme d'Afrique du Sud exhibée (puis prostituée) en Europe de 1810 jusqu'à sa mort en 1815 (et même au-delà, son cadavre ayant été exposé jusqu'en 2002 au musée de l'homme). La raison de toute cette attention ? Un corps extraordinairement hypertrophié (des fesses aux seins et jusqu'à son sexe), lui ayant valu le surnom de « Vénus Noire » (ou « Vénus Hottentote »).

Une des plus fortes particularités de ce film est de ne posséder aucune musique extra-diégétique, c'est-à-dire pas la moindre note de bande-originale. Ce silence est justement assourdissant, et constitue un parti-pris esthétique au moins aussi signifiant que pourrait l'être une partition écrite pour les besoins du film. Le "silence musical" devient en effet ici profondément dérangeant, car associé à des scènes dont la violence est telle qu'on serait bien heureux qu'elles soient allégées par une petite musique déréalisante ou jouant sur nos émotions, plutôt que de nous laisser seuls face à cette réalité brute.

Cette réalité brute, c'est d'abord celle-ci : pendant ses premiers temps en Europe, Saartjie participe à des shows forains où elle est présentée comme une freak, curiosité sauvage dont la puissance érotique et de fascination va de pair avec la façon dégradante dont elle est mise en scène (quasi-nue, offerte aux regards et à la palpation des badauds, traitée comme une bête, etc.). On pense ainsi souvent au Elephant Man de David Lynch, sauf qu'ici rien n'est fait pour vraiment tirer les larmes, ni même susciter la moindre empathie envers Saartjie, interprétée par Yahima Torres. Son jeu est tellement froid, impassible, résigné, passif, soumis, qu'il en devient presque impossible d'éprouver identification ou même une véritable émotion.

Les séquences de spectacle sont étirées au-delà du supportable, d'un point de vue physique déjà (si l'on se fie à la théorie de Michael Haneke, qui dit l'œil humain est fait pour supporter une certaine longueur de plan ; lui se faisant évidemment un malin plaisir à souvent dépasser cette longueur), mais aussi d'un point de vue psychologique : on voudrait souvent que ça cesse vite, et on est pourtant obligés de TOUT voir.

Cette sensation est accentuée par la répétition des scènes de spectacle vues en intégralité, pour mieux souligner le calvaire sans fin de cette Vénus, dont le travail scénique va forcément de pair avec de nombreuses redites (alors qu'elle doit bien évidemment toujours jouer comme si le phénomène était unique : l'usure de l'artiste...)
Car toute l'ambiguïté de ce film, c'est justement que lors de la scène pivot du procès, où les citoyens anglais tentent de « sauver » Saartjie de sa condition humiliante, la Vénus se défendra d'être une esclave mais une véritable artiste, ayant signé un contrat. Son show dégradant ne serait donc qu'un jeu, un spectacle jouant certes avec les plus bas instincts humains mais seulement pour s'en amuser ? Peut-on réellement choisir de vivre ainsi ? (rayon « dégradation de soi consentie », on pourrait aussi penser au personnage joué par Catherine Deneuve dans "Belle de Jour" de Luis Buñuel – film également célèbre pour ne contenir aucune musique originale, lui aussi...) C'est toute la question du libre-arbitre qui est ici remise en question, d'autant plus qu'il s'agit d'une femme, et d'autant plus qu'il s'agit d'une noire, dans cette société empreinte de sexisme et de racisme (fut-il bien-intentionné, comme un relent de paternalisme colonialiste...).

L'art, au final, offrira justement les seuls bols d'air frais possibles pour Saartjie en même temps que pour le spectateur de ce film, que ce soit à travers les scènes de danse expiatoire et trans(c)endantes de la Vénus, les scènes où elle montrera un véritable talent pour la musique (dans des proportions qui dépassent même les connaissances harmoniques de l'époque, selon certains dires...), ou encore à travers le coup de crayon d'un des scientifiques amenés à étudier son corps, dont le portrait plein de respect apporte un peu de douceur dans ce monde de brutes.
Car tout le reste du film est plutôt étouffant, jouant à la fois sur des environnements clos et étroits et sur une mise une scène qui multiplie à l'infini les gros plans, jusqu'à l'asphyxie. Le film met ainsi à mal constamment son public, n'est jamais dans la séduction. Même les scènes sexuelles n'ont vraiment rien d'érotique, dont une dégoutante rappelant le final de Requiem for a Dream.

On pourrait reprocher à Abdellatif Kechiche de nous placer en tant que spectateur au même niveau que celui des voyeurs du film, à nous repaitre du spectacle de la chair fétichisée de cette Vénus Noire. Sauf que le réalisateur a eu la bonne idée de commencer son film par la fin, c'est-à-dire par la description clinique hyper-détaillée du moulage corporel de cette femme dans un amphithéâtre (la première séquence ob-scène du film), éliminant de fait une grande partie de l'attrait de curiosité que représente ce prodige de la nature, ce corps iconique, « monstrueux ».

Il est cependant évident de toute manière que Kechiche cherche à choquer les spectateurs, à les confronter au dégradant, à l'abjection, tout comme un Pasolini avec son Salò ou les 120 journées de Sodome. Mais pour autant, nous ne sommes pas abaissés au niveau de celui des personnages du film : notre regard n'est pas le leur ; il est beaucoup plus près des corps, précis, montrant à la fois ceux qui regardent et ceux qui sont vus, poussant ainsi à la réflexion sur notre monde du tout-spectacle, sur l'obscénité d'un regard avide de sensation fortes (et qui se montre offusqué quand les masques tombent).

Ce que Kechiche filme, au fond, ce sont les prémisses de notre société du spectacle, prête à sacrifier des victimes semi-volontaires sur l'autel-scène (les spectacles du films pouvant être vus comme autant de rituels collectifs, de cérémonies communiantes) de la célébrité. Dans le destin de Saartjie, on pourra ainsi reconnaître ceux de Marilyn Monroe, de Britney Spears, ou de n'importe quel candidat de télé-réalité ayant échangé sa dignité humaine contre un quart d'heure de célébrité.
youli
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le 5 févr. 2012

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youli

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