Le fantasme du réalisme au cinéma continue d’alimenter toute une clique de cinéastes sensibles à un désir marqué de construire une hyper connectivité avec leur audience. Dans le Victoria du réalisateur allemand Sebastian Schipper, le projet se traduit par un exercice de style radical. One city. One girl. One take. Au revoir ellipses, raccords, montage et autres procédés narratifs primitifs.
Cent-vingt-neuf minutes de prise de vue ininterrompue, c’est l’argument punch line du film et la réalité des images nous confirme en somme qu’il est légitime. Oui-da, comme dans Birdman, mais en vrai. Improvisé, dynamique, immersif et séduisant bien qu’inégal au final, Victoria parvient néanmoins à brasser suffisamment de bonnes choses pour se hisser laborieusement à la hauteur de ses appétences conceptuelles. Il devient le vecteur d’un véritable geste, d’une réelle expérience de cinéma.
Après une ouverture de champ au flou sur un fond de minimale assez appétissante, la première demi-heure de Victoria révèle une intention. L’intention de se positionner bien au large des ambitions de prouesses techniques que son format peut inspirer pour proposer une démarche naturaliste et vivante. Dogma style. Il n’est pas étonnant qu’in fine le premier crédit du générique de fin soit au nom obscur du directeur photo Strula Bandth Grovlen, en lieu et place de Sebastian Schipper, relégué à la deuxième place. Très vite, le parti pris conceptuel s’exprime dans sa condition de réalité esthétique, et surtout narrative. Le spectateur qui en fait l’expérience ne peut qu’offrir au film une distinction honorable : celle d’être un film qui se laisse exister.
Avec le carton allemand de 1998, Cours Lola Cours, le public découvrait Sebastian Schipper dans un maigre second rôle. Près d’une vingtaine d’années plus tard, il saisit le Berlin de 2015 en un pitch concis : les survivants d’une nuit stroboscopique et floue émergent progressivement de leur cocon nocturne. Persuadés que la nuit ne prendra fin que lorsqu’ils le décideront, ils se cherchent, s’ouvrent, et se touchent. Une fille, naïve, espagnole et quatre garçons exubérants, des berlinois d’horizons différents. Une rencontre. Cliché? Oui, mais on distingue au delà la réalité bien ressentie d’une jeunesse authentique, angoissée malgré les apparences et fuyant la solitude dans leur désir de fusionner, d’être ensemble, plus forts. La jeunesse de l’Europe des inégalités. Et ça sonne franchement juste. Pas uniquement parce que le maigre script tient sur une douzaine de pages et que la plus part des lignes sont le fruit d’improvisations in real time, le film possède une vraie puissance immersive. Avec l’expérience du temps conjugué au réel, les univers fusionnent, la distance entre le spectateur et l’écran noir de la fiction se réduit dangereusement. Inexorablement le temps glisse, suit son cours jusqu’au point d’orgue de l’aube naissante. Aube évidement fatidique que l’on voit ici poindre d’un peu trop loin mais qu’importe, dans tout voyage, c’est le chemin qui compte. C’est d’autant plus juste dans un film comme Victoria, puisque son mouvement est son essence et il est intimement parcouru par le spectateur. De l’immersion nait en effet l’intimité, de l’intimité un élan empathique profond. Le premier « mouvement » (si j’ose dire) du film est synonyme de présence, tout devient tangible. Rien n’est vrai dans Victoria mais le film fait transparaitre sa propre réalité. On n’y distingue plus les comédiens Frederik Lau ou Laia Costa, il y a Sonne et Victoria, “vrais” Berlinois, et les maladresses crédibles de leur relation naissante. On voit les personnages simplement exister, en dehors de tout prétexte scénaristique.
Ce premier lieu est si finement observé et tient d’une si délicate alchimie entre les personnages qu’il est presque fâcheux que le film en vienne à emprunter une voie de genre d’une manière un peu balourde. La tension développée par à-coups est déjà espacée d’instants suspendus plus encombrants que contemplatifs. Mais quand vient l’instant « T » comme téléphoné, le rythme s’emballe carrément. Le résultat en est assez désagréable. La surenchère de violence et de sentiments supplantent la sensation d’intimité, sans vraiment parvenir à l’approvisionner. Tout doit se passer ici et maintenant. Dans ce crescendo d’action, le film finit par s'égarer. Victoria aurait gagné à devenir un film de génération immersif et délicat, plutôt qu’un thriller correct articulé en un very bad trip en temps réel. Lorsque que vous refusez le luxe d’une prise de risque salvatrice, votre film devient une progression calquée sur une ligne théâtrale classique, emballé et pliée en des actes constants depuis l’Antiquité. Hélas.
Une dernière note en coup de chapeau mérité pour Nils Frahm, compositeur, qui donnera l’envie aux afficionados de berlinoise d’acquérir sa mix tape au plus vite et avant même les premières images. Arrêtons-nous là pour Victoria, qui reste un film à voir. Mais à revoir ? Difficile à dire.