En 1955, le célèbre réalisateur Julien Duvivier traverse une profonde crise personnelle et professionnelle suite au décès prématuré de son épouse et des violentes critiques que son cinéma reçoit de la part de la jeune garde des Cahiers Du Cinéma. Considéré, à tort, comme un cinéaste has been, il cherche à retravailler avec Jean Gabin, 19 ans après leur bénéfique association pour Pépé Le Moko, qui vient de pulvériser le box office français avec Touchez Pas Au Grisbi mis en scène par Jacques Becker. Suite à plusieurs refus de l'acteur à incarner un braqueur ou un garagiste, Duvivier et son scénariste Maurice Bessy se creusent la tête et invente le personnage d'un généreux restaurateur dupé par une adorable jeune femme de 20 ans. Une variation du fameux roman La Femme Et Le Pantin, rédigé par Pierre Louÿs (que Duvivier adaptera par ailleurs trois ans plus tard avec Brigitte Bardot), où la rouerie de femmes cyniques, manipulatrices et dominatrices est largement mise en avant. Nageant dans les flots de sa dépression, Duvivier dresse un univers noir, sans soleil, ultra pessimiste et criminel qui vaudra à Voici Le Temps Des Assassins une interdiction aux moins de 16 ans lors de sa sortie en salles.

André Châtelin, un sympathique et réputé restaurateur des Halles de Paris, s'est pris d'affection pour Gérard, un jeune étudiant en médecine. Jusqu'au jour où André voit débarquer Catherine, la fille de son ex-épouse apparemment décédée. Si Gérard tombe rapidement sous le charme de Catherine, cette dernière se met en tête de séduire André. Ce n'est que le début du machiavélique projet de la jeune femme...

Catherine, c'est le démon faite femme. Et si, personnellement, son personnage m'a semblé admirablement bien composé, c'est sûrement parce que j'ai moi-même rencontrée une jeune femme du même acabit l'an dernier. Vénale, menteuse, manipulatrice, ingrate, lâche et déshumanisée à l'extrême (si, si, ça existe), cette jeune personne âgée de 20 ans a semé un véritable chaos au sein de mon entourage, usant de méthodes bien peu scrupuleuses pour arriver, en vain, à ses fins. L'immoralité dans toute son ignominie à l'image de cette dangereuse Catherine à qui l'on donnerait pourtant le bon Dieu sans confession.

André, c'est le formidable Jean Gabin. Généreux, affable et honnête restaurateur qui apprécie tout autant son métier qu'il respecte ses clients. Catherine, c'est Danièle Delorme, qui venait d'avoir 29 ans lors du tournage et qui se glisse judicieusement dans la peau d'une femme beaucoup plus jeune. Un rôle à contre-emploi où elle excelle sur chaque plan, poussée à bout par une mère junkie incarnée par l'excellente Lucienne Bogaert. Une pure famille de cassos sans foi ni loi qui fonctionne à la manipulation pernicieuse. Et Gérard, c'est Gérard Blain, petit ami d'alors de Bernadette Laffont qu'il présentera à François Truffaut au début de sa carrière de cinéaste. Ce qui permettra également de mettre en contact l'excessif critique qu'était Truffaut avec Duvivier, victime peu consentante des réprobations infligées par les futurs instigateurs de la Nouvelle Vague.

Truffaut apprécia par ailleurs Voici Le Temps Des Assassins qui est certainement le film où le pessimisme de Duvivier quant à la nature humaine trouve sa quintessence. Et si l'on peut également penser à une forme de misogynie primaire de la part du cinéaste (toutes les femmes, sans exception, ont ici leur part d'immoralité), il faut nécessairement garder en tête que le long-métrage reste consciemment une œuvre très noire dépeignant les portraits de plusieurs femmes particulièrement cyniques et manipulatrices entrainant les hommes à leur perte (si, si, ça existe aussi). À l'image de La Rue Rouge, réalisé 11 ans plus tôt par Fritz Lang avec Joan Bennett incarnant un personnage tout aussi démoniaque, Duvivier plonge le spectateur dans un univers crépusculaire, sinon sépulcral, où l'immoralité gagne ici l'esprit d'êtres de l'après-guerre, sans espoir ni repère. Les protagonistes s'agitent ainsi dans une sorte de torpeur aqueuse, alimentée par les émanations qui s'écoulent des Halles de Paris. Une sorte de vision automnale de la vie avant que les harpies Catherine, sa mère junkie Gabrielle ou encore la mère Châtelin et son fouet punisseur n’achèvent leur destruction et autodestruction. Ces trois-là taillent en pièces Châtelin/Gabin, celui qui offre avec bienveillance des repas aux pauvres hères et n'aspire qu'au bonheur, et jettent un sordide sort à Gérard, incarnation éphémère d’une fragile jeunesse et d'un possible futur.

Dépressif et destructeur, Duvivier offre ainsi la vision d'un Paris moite et gangréné par l'abstraction des valeurs morales. L'humanité en prend par ailleurs un sacré coup en intronisant La Complainte Des Assassins, interprétée par Germaine Montéro, dès le générique d'ouverture. Le titre du film, quant à lui, provient des Illuminations d'Arthur Rimbaud, derniers mots du sombre poème Matinée D'Ivresse. Sûrement le titre le plus pertinent où l'assassinat en bonne et due forme des valeurs morales, humaines et universelles se voit ici orchestré par une jeune femme de 20 ans avant qu'elle ne passe bien plus concrètement à l'acte. Noir c'est noir, il n'y a plus d'espoir comme disait l'autre.

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