C’est à la veille du tournage de Voyage en Italie que Roberto Rossellini se retrouve coincé avec une star hollywoodienne (George Sanders), sa sulfureuse amante (Ingrid Bergman), mais aucun scénario à mettre en scène, les droits du roman désiré étant vendus à un autre. Pris par le temps, il réalisa un chef d’œuvre. Ce sera l’histoire d’un couple qui se rend en Italie : « business trip » dira le mari, « pleasure trip » rétorquera pourtant son épouse. De cette discordance naîtra le plus beau film que nous ait offert le néoréalisme italien, le meilleur pour nous plonger dans la plus étroite des abîmes, celle de l’intimité.


Dès la formidable scène d’ouverture du film, une atmosphère latente s’impose dans la voiture, faisant office de navette entre un quotidien qui est fui et une Italie qui est fantasmée. Un certain silence – pas même évaporé par la banalité des bribes de conversation – prend place, Alexandre demande à Katherine si elle veut lui laisser le volant… La frontière entre réalisme et recherche d’une intention scénaristique s’installe. Au regard de ce schéma quotidien, il est déjà question de se demander si le couple est épanoui, comme si chaque (nouveau) geste risquait de les ankyloser encore un peu plus dans une monotonie à laquelle ils ne pourraient survivre. D’un simple déplacement à Naples, dont la nature est incertaine et sujette à désaccord, le réalisateur amorce déjà la revisite du voyage initiatique sous le prisme d’un néoréalisme porté à son sommet. Pour être plus précis, c’est au sein de ce flottement à l’égard des raisons du voyage que l’on trouve le véritable point de départ du parcours initiatique du personnage joué par Ingrid Bergman. Tout les oppose dans le tandem. Mais l’origine du changement chez Katherine n’apparaît qu’en sortant d’un quotidien engourdissant, comme s’ils partaient à la recherche de la finalité de leur existence respective : la réussite pour l’un, l’épanouissement pour l’autre.


Une grande partie des commentateurs de ce film s’égarent à dire que l’Italie joue le rôle d’un personnage à part entière, sorte d’entité destructrice des liens amoureux. Il serait plus pertinent de voir la géographie d’une manière plus large encore. Le néoréalisme s’est fait connaître par de grandes œuvres de cinéma politique : Le voleur de bicyclette (1948, très bon film sur un ouvrier se faisant voler son véhicule de fonction), Allemagne année zéro (même année, relatif au Berlin de la juste après guerre et du sentiment de culpabilité globalement ressenti) ou encore Mamma Roma (1962, par un Pasolini étonnant qui s’intéresse à la société italienne de son temps). Tous ces films ont en commun d’accorder une importance capitale au cadre spatio-temporel, que ce soit explicite dans le titre même de l’œuvre ou bien dans la réalisation, comme le propose plus communément Vittorio de Sica. Le cinéma devient un outil vecteur d’un regard politique posé sur le monde. En ce sens, le génie de Rossellini ne s’est jamais dévoilé dans un état aussi pur qu’avec ce voyage en terre italienne, lorsqu’il décide de porter le néoréalisme italien à son point d’orgue, en traitant d’une histoire rattachée au cinéma moral.


Jacques Rivette disait de ce film en 1955 qu’il ouvrait une brèche dans laquelle tout le cinéma allait plonger : celle de la modernité. Un des motifs de cette appellation qu’il repère : Rossellini ne cherche pas à démontrer mais à « montrer » des personnages en proie aux grands dilemmes, ils ne prouvent rien mais ne font qu’ « agir ». Il se pourrait que l’ancien critique des Cahiers du cinéma ait eu tort : comment expliquer un ton naturaliste si élevé dans ce voyage alors même que la dernière scène témoigne d’un symbolisme exacerbé, d’un parallèle entre la morale et la loi chrétienne ? Peut-être la modernité tiendrait-elle plutôt à cette variation de thème que propose le réalisateur, en accordant le même sérieux à parler de la reconstruction européenne après 1945 que d’un amour qui n’a existé qu’en mémoire et symboles. La modernité décrite par Rivette serait alors cette force présente et invisible qui consiste à ne plus faire du décor filmique un fusil de Tchekhov mais du décor une réalité imprévue, visitée par des êtres à fleur de peau, comme en témoigne cette scène finale de retrouvailles en demi-teinte, l’une des plus belles du cinéma italien.


Pour être tout à fait honnête, les dernières secondes du Voyage en Italie sont aussi frustrantes qu’incompréhensibles, mais incarnent peut-être toute la grandeur de cette œuvre. Alors que le spectateur est traîné pendant quatre-vingt dix minutes dans les landes du coeur de Katherine (se révélant à elle-même au fil de ses aventures touristiques que son amour est figé dans le passé comme le sont les restes de Pompéi dans le plâtre), il apprend surtout à haïr cet homme qui a eu la chance de la fréquenter. Mais alors que le divorce semble évident, verbalisé et acté, un mouvement de foule sépare le couple et rend obscurément évident qu’ils s’aiment toujours (« I still love you » dit Katherine). Frustration que de la voir tomber encore une fois dans les bras du business-man. Évidence qu’elle se mente encore à elle-même, comme persuadée que le happy-end allait continuer une fois le générique terminé. On sait très bien comment cela va finir. Mais le néoréalisme, à travers ce film, est le premier de l’histoire du cinéma à revendiquer la légitimité de raconter l’histoire d’amour de personnes irrationnelles, au même titre que l’on racontait l’Histoire de dirigeants malhonnêtes et de petites gens miséreux. Rivette avait-il raison de voir dans ce final une reprise du motif de l’Incarnation chrétienne ? Bien évidemment, car la symbolique qui résulte des rues de Naples n’est qu’une caisse de résonance de ce que traverse le couple. Il n’en reste pas moins que ce chef-d’oeuvre est avant toute chose du cinéma : la bousculade n’est que mise en scène, c’est-à-dire le moyen par lequel la sensation de faux espoir parvient à Katherine, sensation qui est alors bien réelle, palpable.


En accordant du crédit à l’histoire mondaine par excellence (cela reste l’histoire d’une femme qui se rend compte qu’elle ne partage rien avec son mari lors de vacances en Italie), le néoréalisme ne perd pas pour autant de sa militance. Il enrichit au contraire son éventail du nouveau champ d’étude qu’est la morale à travers une relation amoureuse, ainsi que d’une finalité à l’existence à travers le tourisme que pratique le personnage d’Ingrid Bergman. Rossellini défend la poésie au détriment du travail :


Temple de l'esprit,
Plus de corps,
Mais de pures images ascétiques,
Auprès desquelles,
La simple pensée semble chair,
Lourde, terne,


À travers ces mots apparaît tout le dualisme qui détourne la protagoniste de son binôme. L’une est attirée par l’esprit, les temples antiques et l’image cachée derrière le voile du réel physique tandis que l’autre ne parvient à penser qu’avec raison et économie. Tel un Vésuve endormi mais craint, la vérité éclate dans ce Voyage en Italie avec toute l’intensité que renferme ce monde qui s’ouvrira à Katherine, lorsqu’une fois l’illusion passée, elle prendra effectivement le courage d’abandonner la vie d’avant pour rejoindre les siens : poètes, penseurs, artistes. N’est-ce pas ce qu’a fait l’actrice elle-même, Ingrid Bergman, en quittant sa famille pour rejoindre son amant, Roberto Rossellini ?


Critique publiée dans Tsounami 3 : Cahiers de vacances (https://www.tsounami.fr/)

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le 2 oct. 2021

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