Le cinéma d’horreur vit un foisonnement incroyable depuis le milieu des années 2010. Rien d’étonnant à cela : les crises nourrissent la peur. Le genre naquit proprement des cendres du Vietnam et du Watergate, et sa renaissance s’effectue maintenant sur les ailes d’une descente mondiale dans le fascisme et la crise climatique. Il va sans dire que le foisonnement d’un genre, ou son adéquation politique à une époque, sont des considérations qui n’ont en somme pas grand-chose à voir avec sa qualité : on pourrait écrire une thèse sur Saw, mais personne (doté d’une paire d’yeux et d’un cerveau) ne l’encenserait comme un chef-d’œuvre incompris. Mais la Renaissance Horrifique a vu l’émergence d’assez de grands films pour se maintenir en tant qu’entité déterminante du paysage cinématographique actuelle.
Et maintenant, il convient de pointer à quel point le paragraphe précédent est un travail éhonté de narrativisation d’une réalité autrement plus complexe. Si une telle Renaissance existe (ce que je crois), elle est en réalité composée de nombreux sous-mouvements disparates, aux différences idéologiques et techniques souvent profondes. Pour en discuter proprement, il faut être à même de tracer des liens entre les films d’auteur d’A24, les « thrillers sociaux » de Jordan Peele, les histoires de fantôme de Mike Flanagan, voire même les bluettes pondues à la chaîne par les sbires de Jason Blum. Evidemment, cette petite guerre d’influence a été largement gagnée par A24 : avoir révélé Ari Aster et Robert Eggers à quelques années d’intervalles, ça paye. Et par conséquent, l’horreur moderne a gagné cette réputation d’horreur dite « élevée », intellectuelle, s’arrachant à la réalité poisseuse du genre pour entrer dans la respectabilité.
La mise en place est un peu longue, mais si X est un film fascinant, ce n’est pas juste pour ce qu’il raconte, mais aussi pour la façon dont il se positionne dans cette histoire en train de s’écrire, dont il opère un contrepoint avec la dominante que nous venons d’identifier. Elever le travail théorique et intellectuel comme fondation d’un genre, après tout, comporte toujours des risques. Loin de moi l’idée de critiquer trop vertement les poulains d’A24, mais il n’est pas difficile de voir les problèmes inhérents aux styles d’Aster ou d’Eggers, par exemple : le goût de la provocation adolescente du premier ; l’amour du second pour des petits univers clos style boule de neige, qui sont admirablement arrangés mais peinent à trouver une vraie dimension d’action en dehors de leurs confins analytiques. Ces obstacles sont juste surmontés par le fait que ces réalisateurs sont talentueux, et font des bons films (encore que, The Northman …). Mais voir quelqu’un leur répondre en avançant un tout autre point de vue, une tout autre veine esthétique, est extrêmement stimulant. A bas la théorie: on va faire de la praxis bien sale, à tendance marécageuse.
X est beaucoup de choses. Déjà, c’est peut-être le meilleur film d’horreur depuis 2019 et son triplé US / Midsommar / Tigers are Not Afraid. Ce qui n’est pas rien. Mais d’autres qualificatifs viennent en tête. Le film qui m’a fait changer du tout au tout mon avis sur Ti West, que je tenais jusque-là pour une médiocrité. Un manifeste théorique sur le rôle du cinéma de genre. Un hommage vibrant à la contestation politique des années 70. Un slasher bas du front qui n’en est pas un. Et plus encore …
Peut-être que la meilleure façon d’en parler, c’est encore d’évoquer ce qu’il n’est pas. Car X, ce n’est en somme « qu’un » slasher. Il vaut mieux ne pas s’attendre à quelque chose de terriblement novateur sur la forme, au risque d’être déçu. Mais on peut faire de l’art avec n’importe quel format, même celui qui paraît à première vue le moins reluisant. Et on ne peut qu’être frappé par la maîtrise qu’a West de ce format. Une originalité frappante, déjà : un slasher sans meurtre ni violence avant une heure, les deux tiers du métrage déjà passés. Même le Halloween originel de Carpenter avait moins de retenue quand il s’agissait de faire voler l’hémoglobine. Tout tient sur l’ambiance, sur les personnages et la tension qu’ils créent, lentement mais imperceptiblement. Ladite ambiance évoque, forcément, Texas oblige, Massacre à la Tronçonneuse : mais, pour autant qu’il y ait des passerelles évidentes (la maison délabrée qui surplombe les personnages, la vieillesse montrée comme monstrueuse), le film est très différent. Si le film de Tobe Hooper est si dérangeant, c’est parce que c’est, à un certain niveau, une comédie – une œuvre du grotesque, un carnaval. Les cannibales texans sont terrifiants et ridicules à la fois, les personnages principaux des stéréotypes vides : et le film s’achève sur un rire, hystérique certes, mais un rire tout de même. Preuve ultime : Hooper mettra les ressorts comiques de son œuvre franchement à jour lorsqu’il réalisera le deuxième volet, un film encore aujourd’hui assez mésestimé (en France, en tout cas, il a depuis longtemps connu une réévaluation critique dans le monde anglo-saxon).
X, c’est un peu si Massacre à la Tronçonneuse était une tragédie : si les personnages sont grotesques, cette difformité est prise entièrement sous l’angle du pathétique et de la fatalité (voir le signe en forme de crocodile qui plane au-dessus d’une des actrices du porno dans les premières scènes du film …). Peu de films, en réalité, ont vraiment été consacrés à la dimension tragique et pathétique du méchant de slasher (et les tentatives qui existent, du Leatherface de Maury/Bustillo au Halloweens de Rob Zombie, font rarement rêver) – dommage, car le sujet est pour le moins intrigant.
Evidemment, une des grandes trouvailles de X, c’est d’avoir, littéralement, fait de son antagoniste le double de l’héroïne, puisqu’elles sont toutes les deux jouées par Mia Goth (dont la cote d’actrice ne cesse à raison de grimper, et qui devrait bientôt jouer dans le nouveau Cronenberg Jr). Leurs motivations sont même identiques, à peu de choses près : Maxine veut la gloire, le feu des projecteurs, le sex-appeal ; tandis que Pearl espère grapiller les quelques miettes d’amour et d’attention qu’elle peut encore conquérir. Elles ne sont séparées que par les années – et représentent même, chacune à leur manière, une facette d’un ordre moral réactionnaire (la vieille qui juge les jeunes dégénérés ; la jeune, fille de pasteur conservateur, qui veut son rêve américain avec une détermination qui confine au psychopathique).
Et pourtant, nous sommes comme conditionnés à les considérer différemment : la jeunesse, la beauté, confèrent un pouvoir qui atteint jusqu’à l’œil du spectateur. Il suffit de voir à ce titre la façon dont West, après nous avoir montré plusieurs tournages pornos, intègre dans le troisième acte une scène de cul entre ses deux « monstres » : pourquoi est-ce que nous trouvons cet acte dégoûtant, repoussant, alors que les mêmes appendices sont enfoncés dans les mêmes orifices ? Un rappel, sans doute, de la défaillance à venir de notre propre chair … Une défaillance sur laquelle le film insiste en faisant de ses "vieux" des costumes et des prothèses plutôt que de vrais acteurs: c'est une représentation artificielle de la vieillesse, une construction exagérée, comme si tous les stéréotypes sur les seniors prenaient soudainement vie.
Ce qui Ti West propose, en somme, c’est un film sur l’entropie, sur la dégradation. Pas besoin de croque-mitaines quand le temps lui-même nous rendra monstrueux – et ainsi le métrage prend des allures de requiem. Surtout dans cette scène magnifique où les acteurs de porno, après une longue journée de fornication, se retrouvent et discutent tranquillement en jouant « Landslide » de Fleetwood Mac, dont les paroles pourraient être le frontispice du scénario :
« Can I sail through the ocean’s changing tides?*
Can I handle the seasons of my life?
(…) Even children get older
And I’m getting older too.”
Non pas que les personnages soient les seuls à profiter d’un éloge funèbre. Leur fonction, leur monde va aussi s’éteindre : la libération sexuelle va se flétrir dans les plis d’une réaction reaganienne ; le monde du cinéma de genre indépendant, des tournages guérilla qui ont permis les carrières de Romero où de Hooper, sera assoiffé puis finalement assimilé dans la norme. Tout finira par disparaître : soit dans un conflit intergénérationnel de plus en plus sauvage (voir les quelques très beaux moments où les deux soldats d’époques différentes se rapprochent … avant que l’un tue brutalement l’autre) – soit juste à force d’érosion. Belle touche cynique d’ailleurs : les deux antagonistes sont victimes de leur propre santé défaillante, et échouent à cause, respectivement, d’une mauvaise hanche et d’une crise cardiaque.
Pourtant, le film ne se nimbe pas vraiment de fatalisme. S’il tient debout, c’est aussi en grande partie grâce à l’amour sincère qu’il voue à tous ses personnages : il ne regrette pas juste la fin d’une époque, mais la montre aussi, dans toute sa vitalité et son énergie. Le cinéma est au cœur du scénario, après tout, et qu’est-ce que le cinéma si ce n’est une forme primitive d’immortalité ? Cette petite troupe d’acteurs et de techniciens, avec leurs problèmes si simples et humains (ambitions économiques et artistiques, petites histoires de couple) a beau mourir, et mourir salement, elle est maintenant figée pour toute l’éternité dans sa jeunesse, prisonnière sur la pellicule qu’une équipe de police découvre dans la première scène du film. D’où d’ailleurs toute une dichotomie qui traverse le film, entre cinéma porno et cinéma d’horreur. Deux genres liés, deux genres « corporels » (pour reprendre la définition de Linda Williams – dans les deux cas, l’objectif est de transmettre une sensation physique au spectateur, càd. soit révulsion soit excitation sexuelle) – Eros et Thanatos. Les jeunes tentent d’exprimer leur pouvoir à travers le porno ; les vieux tentent de capturer ce pouvoir pour eux en transformant le sexe en violence, en basculant dans l’horreur. C’est un combat pour la fonction d’auteur/réalisateur de leur propre histoire, de leurs propres désirs.
Plusieurs des scènes de meurtre se basent d’ailleurs spécifiquement sur le renversement d’une iconographie sexuelle : le producteur, huilé et en sous-vêtement, épie quelqu’un à travers un trou dans le mur lorsqu’il se prend une fourche dans les globes oculaires. Point de départ sexuel (le voyeurisme), résolution violente (quoique toujours pénétrative). Ou, autre exemple : le contraste entre la scène où Maxine nage nue dans le bassin aux alligators, et la façon dont ce dernier est utilisé pour commettre un meurtre un peu plus tard. Il est signifiant que la bascule dans le dernier acte du film se fasse sur la chanson « Don’t Fear the Reaper » de Blue Oyster Cult : non seulement Pearl fait rentrer le film dans l’horreur, mais elle le fait avec en fond sonore un élément important de l’iconographie de ce genre (on rappellera que cette même chanson passe dans le fond du Halloween de Carpenter – et on notera au passage que West à l’intelligence de se servir d’une partie très sous-utilisée de ce titre, le solo final – changement dans la continuité, on aime ça) !
En dehors de ces raisons hautement prétentieuses, le plaisir de X vient aussi plus simplement de ses qualités techniques. L’interprétation est excellente – mention spéciale à Owen Campbell et à sa tête merveilleusement années 70, déjà déployée avec beaucoup d’efficacité dans le très bon My Heart Can’t Beat Unless You Tell It To ; et à Stephen Ure, qui m’avait traumatisé dans mes jeunes années avec son rôle de leader orque dans Les Deux Tours, et qui est toujours aussi malaisant maintenant. Et West n’a jamais été aussi affûté comme réalisateur : non seulement l’image est magnifique (merci à son DP attitré, Elliot Rocket), mais il y a des idées de montage assez folles. Ces petites sautes qui rythment le film, interrompant une scène avec des morceaux d’autres scènes déjà passées ou futures … Un coup de génie, qui non seulement ramène visuellement au cœur du film cette idée de métrage amateur, mais joue aussi avec la chronologie, montrant bien qu’on est un dans un récit sur le temps, qui s’écoule, ou que l’on vole (ces interruptions permettent aussi de très beaux jumpscares à un niveau formel, ce que je trouve aussi inédit que charmant).
Au final, la seule chose qui peut empêcher quelqu’un d’apprécier pleinement X (en dehors de quelques fautes de goût, comme cette dernière réplique qui aurait vraiment due être coupée au montage tant elle ne fait que souligner lourdement les thèmes du film), c’est qu’il accuse quelques limites en temps que première partie d’un diptyque (voir d’une trilogie, si West parvient à financer le dernier volet). Les pistes qu’il lance sont fascinantes, mais nous n’avons pas toutes les réponses : pour ça, il faudra attendre Pearl, le prochain épisode, qui apparemment explorera les origines de la psychose de la vieille femme éponyme en montrant le côté sombre du cinéma hollywoodien des années 40. Le rendez-vous est pris : en espérant assister à la naissance d’un nouveau classique.