Le 22 mai 1963, à Thessalonique, le député libéral Grigóris Lambrakis est renversé par un triporteur à la sortie d’une réunion des Amis de la Paix qu’il présidait. Après cinq jours entre la vie et la mort, il décède. L’examen du traumatisme crânien révèle qu’il a été frappé par un objet contondant, alors même que les forces de l’ordre se trouvaient sur les lieux. La colère enfle dans l’opinion. Les manifestants bombent sur les murs la lettre Z, pour "zei", qui signifie en grec ancien "Il est vivant." Le leader de l’opposition, Geórgios Papandréou, accuse publiquement le président Karamanlís d’être le responsable moral de l’assassinat. Le juge Chrístos Sartzetákis est désigné le 25 mai pour instruire l’affaire. Dès l’audition des premiers témoins, la thèse de l’attentat prémédité s’impose. Devant la tournure prise par l’enquête, les autorités dépêchent plusieurs hauts fonctionnaires sur place, parmi lesquels Kollias, le procureur général d’Athènes, dont la mission doit rester secrète. Mais la presse découvre l’existence de ce voyage et dénonce la première intervention ouverte de l’exécutif. Le 11 juin, le gouvernement Karamanlís tombe. Durant les trois mois qui suivent, les inculpations mettent en cause l’inspecteur général de la gendarmerie, divers officiers et le chef d’une organisation clandestine d’extrême-droite. Certains sont immédiatement incarcérés, d’autres mis d’office à la retraite. En rappelant ainsi les évènements tragiques à l’origine du roman éponyme de Vassílis Vassilikós, adapté par Costa-Gavras (de son vrai nom Konstantínos Gavrás) et son scénariste Jorge Semprun, on peut mesurer la nette volonté affichée par ces derniers de faire coller leur ouvrage à un matériau réel. Mais il suffisait que le succès populaire soit au rendez-vous pour qu’ils se voient accusés de détourner une cause juste à seule fin d’abrutir les masses. De fait, l’accueil critique du film fut contrasté. Les uns estimèrent qu’il ressemblait à la java d’une bande de quadragénaires qui, après avoir flirté un temps avec le marxisme, en avaient fait leur deuil et prenaient leur pied à le faire savoir ; les autres célébrèrent l’éclosion inespérée, dans la morne plaine de la dépolitisation systématique du cinéma français, d’un grand thriller engagé, apte à toucher tous les publics.
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Conçu et écrit en 1967 autour des idées de société civile et d’équilibre des institutions, Z est sorti au début de l’année 1969, alors que les braises de mai 1968 étaient encore bien rouges. Or il laisse clairement entendre par son propos que la paix ne peut venir que de la démocratie et non de la révolution. Il exalte la foi dans la séparation des pouvoirs dès lors qu’il existe des hommes intègres pour la faire respecter, et vante sur un mode épique la liberté de conscience des individus contre les totalitarismes. L’histoire se situe en quelque sorte au sein d’une Grèce quintessenciée, en tout cas un pays rendu abstrait dans lequel chacun est appelé à voir se refléter le sien. On parle de Z en disant "il" ou "le docteur", sans spécifier son identité. On ne mentionne jamais que la capitale ou le procureur général, sans préciser de quel état. Tout est fait pour en rester à des dénominations génériques, meilleur moyen selon les auteurs de s’ouvrir à l’universel. Le député n’est plus la victime d’un sordide fait divers mais l’archétype du martyre assassiné pour avoir ouvertement fait front contre l’oppression. Ce premier niveau de transformation s’accomplit dès que la narration adopte le schéma classique de l’enquête judiciaire. Il fallait pour cela écarter une première forme de suspense possible (le spectateur ne se demande jamais s’il y a eu meurtre ou non) et la relayer par une autre qui ennoblit le travail du juge et érige son auréole : démasquer les véritables commanditaires de l’attentat. À qui profite le crime ? Telle est la question qui sous-tend l’instruction. Le contre-sens serait donc de ne voir dans l’affaire Lambrakis qu’un arrière-plan qui viendrait donner des gages de véracité à un film de genre. C’est le contraire qui se produit. L’investigation vise à faire émerger la dimension politique via une structure dramaturgique dont la parfaite efficacité a fait ses preuves.
Car Z est une œuvre directe, nerveuse, physique, visant à l’impact le plus immédiat. Selon les propres mots du réalisateur, elle éclaire l’anatomie d’un assassinat politique dans un pays dont le régime est presque fascisant. Opération délicate que Costa-Gavras accomplit en évitant plusieurs écueils. D’abord par la restitution de l’évènement dans l’ordre même où le public (celui des journaux) a pu en prendre connaissance, de l’"accident" au procès, avec les flous, les trous, les ombres, les apparences trop flagrantes. La tension épouse celle vécue par le jeune juge probe traquant une vérité qu’il ne soupçonne pas et évoluant dans un océan de doute. Le film illustre ainsi le cheminement inverse que parcourent quelques-uns des personnages chargés de représenter l’impartialité de la justice. D’un côté le procureur et son substitut qui, bien qu’habités par des préjugés idéologiques en contradiction avec leurs fonctions (laïus-défense de la propriété privée, réflexion sur le Bolchoï), ont une première réaction de magistrats (des fautes sont commises par la gendarmerie, des faits sont dissimulés à l’institution judiciaire). Mais dès qu’ils saisissent les implications politiques de l’affaire, ils démissionnent devant des intérêts prétendument supérieurs : raison d’État, ordre, honneur de l’armée ou de la police… De l’autre côté, le juge qui au départ trahit ses a prioris en soupçonnant les médecins légistes, après les résultats de l’autopsie, de sympathies communistes. Symptomatique d’un climat dictatorial, ce réflexe lui sera finalement retourné par le général qu’il aura osé inculper après avoir résisté à toutes les pressions et à tous les chantages. La corruption, les collusions diverses, la croisade au nom des vieilles valeurs de la civilisation chrétienne et occidentale sont analysées avec une précision sensible jusque dans les répliques, percutantes, incisives, parfois même sarcastiques : mots-slogans, mots-maximes, formules doctrinales dont les tenants de la violence et du pouvoir ont la bouche pleine, sans oublier cette phrase du haut gradé que le cinéaste certifie être authentique : "Mais Dreyfus, lui, était coupable !"
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En faisant passer de l’admiration du héros à sa critique, en ramenant à la découverte d’une situation étrangère à la nôtre, à la fois proche et différente, Z atteste de la réussite exemplaire qui consiste à ce que jamais la complexité du sujet (ou de la leçon, si l’on préfère en souligner le caractère didactique) ne se laisse obscurcir par la complication du langage. Habitué dès ses deux premiers longs-métrages (Compartiment Tueurs et Un Homme de Trop) à diriger brillamment des têtes d’affiche, Costa-Gavras récidive en orchestrant un nouveau ballet de vedettes cinq étoiles. De Jean-Louis Trintignant à Bernard Fresson, de Jacques Perrin à Charles Denner, de François Périer à Julien Guiomar, tous les acteurs jouent sur un registre impeccablement homogène, juste et sobre, sans forcer, sans effets, ou bien avec des intonations assorties à leurs personnages (Marcel Bozuffi en tueur névropathe, Georges Géret en médiocre voulant sa photo à la une). Ils s’incarnent tout aussi pleinement dans leur réalité sentimentale ; Z/Yves Montand surtout, dont on entrevoit la vie conjugale, les problèmes intimes, à travers quelques rapides flashes, des bribes de dialogues et la brève apparition de sa femme. Le film assume la lignée offensive, sociale et dénonciatrice d’un Francesco Rosi, celui de Main Basse sur la Ville, avec aussi quelque chose de Salvatore Giuliano dans l’aura quelque peu mythique de Z. Selon qu’on s’intéresse à tel ou tel aspect, il relève du mélodrame (les indices sur la liaison tourmentée entre le député et son épouse), du film d’action (l’avocat Manuel poursuivi par une voiture), du récit journalistique (tout ce qui se rapporte à l’enquête du photo-reporter), de la comédie (l’épisode du témoin hospitalisé). Et il s’achève quasiment sur une apothéose burlesque qui donne le coup de grâce aux généraux en les faisant passer pour des clowns. Le recours à l’allégorie politique permet ainsi de faciliter la transmutation de personnages contingents en figures de la vie publique.
Est-ce à dire que la vérité est toute-puissante et que, une fois brandies les trompettes, les murailles vont s’écrouler ? Le film serait mystificateur s’il s’achevait sur l’euphorie de la victoire. La séquence finale, présentée comme un dossier de presse, fait rejoindre le présent et la fiction : tous les "témoins", juges, opposants, journalistes, gens du peuple sont morts ; les policiers démasqués ne sont frappés que de sanctions administratives ; les hommes de main sont condamnés à des peines légères. Le gouvernement de gauche qui va succéder au régime abattu par le scandale a été lui-même balayé par le coup d’État des colonels et l’instauration de la junte militaire. Le spectateur prend alors conscience des vraies forces en présence. Plus il a le sentiment de glisser entre les pièces du puzzle, plus il ressent la frayeur d’agir au niveau de l’épiderme. Plus il a "marché" avec le juge, plus il s’est identifié à l’honnêteté de sa démarche à la loyauté de ses motivations, plus vivement il éprouve le choc qui révèle le véritable ennemi. Les responsables étaient plus haut placés, quelque part au palais où se noue la collusion des dirigeants grecs et des Américains. Z/Lambrakis est éliminé non parce qu’il menace le gouvernement mais parce qu’il prône une politique neutraliste dangereuse pour les USA. La muraille est bien tombée mais elle en découvre une autre, et avec elle les tâches d’un nouveau combat. Costa-Gavras lève le voile, tous les voiles, jusqu’à la nudité affreuse et spectrale d’un pays qui fut le berceau de la démocratie mais se trouvait alors en proie à la plus ignoble, parce que la plus hypocrite, des tyrannies. S’il était encore besoin de démontrer que le cinéma peut opérer sur les évènements contemporains à la manière des rayons X sur un corps opaque pour en dévoiler la structure, les soubassements, les symptômes pathologiques, Z aurait ce premier mérite d’en fournir la preuve avec éclat. Car il traverse l’enchevêtrement des faits, fouille le tissu de l’Histoire, éclaire cet organisme de l’intérieur afin d’en offrir la radiographie. Il n’est pas nécessaire de la soumettre à des spécialistes pour qu’elle soit interprétée, commentée, comprise. Le diagnostic, à la portée de tout un chacun, s’impose avec la force de l’évidence.
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