A la sortie de ce film en 1965, ce sont à la fois le personnage de Zorba et la performance d'Anthony Quinn, en osmose avec l'inoubliable musique rythmée et joyeuse de Mikis Theodorakis, qui transportèrent le public du monde entier.
L'arrière-fond sociologique paraissait, dans mon souvenir d’adolescent, du folklore local, et ses excès sociopathiques semblaient un contrepoint ou un faire-valoir à la rencontre intrigante d’un paysan atypique, bourlingueur et flamboyant avec un citadin timide et distingué.
Alors, derrière cette avant-scène, les aspérités tragiques de l’histoire s’estompaient. Leur crédibilité ne semblait pas centrale.
Le spectateur pouvait apprécier la force cinématographique des péripéties tragiques en les recevant comme du romanesque, sans se demander si cela se passait vraiment comme ça.
D'autant plus que le réalisateur, Michael Cacoyannis, ne nous aide pas. Rien ne change dans la conduite des deux hommes, Zorba et son ami écrivain, ni après la mise à mort de la veuve jouée par Irene Pappas (tuée par Giorgos Foundas, jouant un sombre personnage une fois de plus), ni après la curée matérialiste qui suit le décès de Bouboulina, deux expériences collectives très dégradantes : ils en sont des spectateurs très passifs.
Mais peut-être Cacoyannis nous dit-il ici que c’est l'expression du machisme ordinaire de l’époque, et que les deux héros le partagent avec la masse populaire même s'ils sont un peu plus cultivés - ou bien qu'ils y sont habitués ?
En le revoyant aujourd’hui, on ressent toujours une vraie sympathie pour le jeune homme joué par Alan Bates et bien sûr pour Zorba - magnifique Anthony Quinn- d’autant plus que cette amitié a une inspiration authentique. C’est celle de l'écrivain Nicos Kazantzakis, auteur du livre, avec le vrai Alexis Zorba, un crétois comme lui.
Mais aujourd’hui (en 2018) les moeurs villageoises de l'arriere-fond m’impressionnent beaucoup plus.
Peut-être parce qu’on sait maintenant qu’elles étaient réellement aussi frustres et aussi violentes qu'on le voit dans ce film (ou bien est-ce moi qui en en prend seulement la mesure, quatre décennies plus tard : il faudra que je lise les autres critiques pour le savoir).
Ou peut-être y a-t-il une autre raison.
Les deux provinces grecques réputées encore maintenant pour leur ancrage paysan farouche sont le Magne dans le Peloponese - là où Kazantzakis et Zorba exploitèrent la mine de lignite en 1917 - et la Crète dont ils sont originaires tous les deux.
Or l'histoire est transposée en Crète. C'est peut-être à cause de cette transposition que les deux personnages semblent trop passifs envers leur entourage. Dans leur vraie histoire, ils étaient tous deux des étrangers crétois dans le Magne et ils n’avaient aucune possibilité d’agir dans les conflits locaux : leur passivité est plus compréhensible dans ce contexte.
En tout cas, Nikos Kazantzakis, l'auteur du livre, le plus grand écrivain grec, n'était pas un homme faible.
Il fut excommunié (sanction hors du commun) pour un livre paru en 1954 « La derniere tentation» (Scorcese en fit un superbe film qui perturba les chrétiens intégristes dans le monde entier en 1988 : « La derniere tentation du Christ »).
Et sans doute Nikos avait-il déjà bien énervé l’Eglise Orthodoxe de Grece avec ce précédent livre « Alexis Zorba » (qui date de 1947).
Enfin, Cacoyannis et sa troupe d’acteurs ont un grand courage d’avoir réalisé cette peinture sans concession de la Grece rurale, trois ans avant la dictature des colonels (1967 - 1974), la période où dans le monde entier des révolutions ont secoué les sociétés - mais pas la Grece donc - des mouvements dont il restera entre autres une grande libération des moeurs.
Celle-ci a bien fini par gagner la Grece, mais seulement à partir des années 80, bien après ce magnifique film de 1965.
(Note de 2018, publiée en Nov. 2024)