C’était en 1990…
Au moment où j’écris cette critique, nous sommes en 2019.
Oui, cela fait bien presque trente ans que « Super Mario World » est sorti.
La vache…
Qu’un jeu ait trente ans, en soi ça n’a rien d’exceptionnel. (On a connu pire.) Mais qu’un jeu de trente ans puisse – encore aujourd’hui – être l’une des références ultimes de son genre, je trouve ça par contre juste sidérant. Parce que oui, moi c’est ce que je pense : si je devais conseiller quelques titres à quelqu’un qui voudrait aujourd’hui découvrir le platformer 2D, je pense qu’au milieu des « Super Meat Boy » et autre « Celeste », je lui conseillerais – encore – ce « Super Mario World ».
Alors j’entends bien évidemment l’argument qui consisterait à dire : « Oui mais il dit ça parce que c’est un gros nostalgique ! C’est le jeu de son enfance ! C’est le cœur qui parle ! Il n’est pas lucide ! » Alors certes – je le concède – c’est vrai que ce jeu a fait partie des premiers grands tournants dans mon expérience de joueur. Moi qui étais rodé aux jeux dont je ne connaissais parfois que les deux ou trois premiers niveaux tellement ils étaient durs (la magie de la génération 8 bits), « Super Mario World » a été mon premier jeu fini, de bout en bout, grâce notamment à la magie de la pile de sauvegarde. C’était la première fois que je pouvais pleinement explorer la profondeur d’un jeu, poncer son gameplay, fureter dans ses moindres recoins. Donc oui, pour cela – je l’avoue – « Super Mario World » ne fut pas pour moi une expérience comme les autres. Mais au-delà de ça, je pense avoir suffisamment d’arguments en main pour dire qu’il y a clairement des qualités objectives qui font de ce jeu – encore aujourd’hui – un incontournable.
Tout d’abord il y a un nom à poser là et qu’il faut expliciter : « Mario ». Si les profanes se sont longtemps moqués d’un héros petit gros à moustache (et prolo en plus de ça) qui allait sauver une princesse qu’un dinosaure avait capturé en plein cœur d’un royaume de champignons (oui bon… OK), les arpenteurs des manettes NES savaient qu’au-delà de l’apparat il y avait l’essence même de tout un genre, pour ne pas dire de tout un média. « Mario », c’est une démonstration absolue de gamedesign et cela dès le premier épisode. Dès les premières minutes, le jeu est conçu de telle manière à ce qu’on comprenne où il faut aller, sur quoi on peut sauter ou pas, ce avec quoi on peut interragir ou pas. L’univers est pensé en fonction du jeu et pas l’inverse. Or, chez Nintendo, le jeu ça implique de l’accessibilité, de la progressivité et une forme d’accomplissement final une fois que le joueur a été amené à dépasser les obstacles posés sur son chemin. Et « Mario » c’est effectivement tout ça. C’est l’essence même du platformer. Et « Super Mario World » n’a pas oublié de s’inscrire dans cette philosophie.
Commencer « Super Mario World » c’est comme repartir du début, de la base. C’est comme si Nintendo voulait initier un cycle nouveau. Le changement de nom n’est d’ailleurs pas un hasard. On ne parle pas de « Super Mario Bros 4 » ici (ou alors cette appellation n'apparait qu'en deuxième titre comme c'est le cas au Japon). Pourtant c'est vrai : beaucoup d’éléments qui font la force de ce « Super Mario World » sont en fait le fruit des évolutions des épisodes précédents. L’idée d’une carte de niveaux à explorer avait déjà été initiée dans « Super Mario Bros 3 », même chose pour les mondes thématisés ; même chose aussi pour l’idée d’une diversification du gameplay au travers d’un item permettant à Mario de voler… « Rien de neuf » pourrait-on dire. Eh bien pas tout à fait. Parce que le suffixe « World » prend ici tout son sens dès qu’on explore les niveaux.
Contrairement à son prédécesseur, « Super Mario World » ne nous offre pas une carte simplement pour qu’on puisse choisir notre route à la sortie de chaque niveau. Non, dans « Super Mario World » on ne choisit pas sa route, on la cherche. Car s’il existe toujours une sortie conventionnelle à chaque niveau, parfois la carte nous indique l’existence d’une sortie alternative. Pour aller où ? On ne saura pas. Comment la trouver ? On ne saura pas non plus. « Super Mario World » est un jeu qui nous incite à l’exploration et ça, pour un jeu de plateformes, je trouve ça quand-même sacrément filou pour l’époque.
C’est filou parce que c’est grisant. C’est filou parce que ça nous force à refaire les niveaux plein de fois. Mais surtout c’est filou parce que ça nous oblige à pousser le gameplay au fond de ses capacités. Or, ce gameplay, grâce à la magnifique manette de la Super-NES, il est clairement réinventé. Dans les faits pourtant seuls trois boutons sont véritablement utilisés. Mais ce troisième bouton permet une richesse d’actions qui rendent Mario bien plus nerveux à manœuvrer, précis et souple. Le jeu gagne en dynamisme et en possibilités, surtout quand on prend en considération le vrai « plus » que représente l’intégration des Yoshis. L’air de rien, si on rajoute ces gentilles petites créatures que Mario peut chevaucher, on se retrouve avec toute une flopée d’actions nouvelles qui se font au bénéfice de l’expérience de jeu.
Et pour le coup, l’adéquation entre le gameplay et le leveldesign est juste phénoménale. Chaque niveau à sa personnalité, sa subtilité, sa manière de jouer… Et surtout, l’air de rien, ce jeu sait nous apprendre des choses sur sa logique, si bien qu’il ne nous frustre jamais. Refaire un niveau dix fois, revenir en arrière, n’est jamais vraiment redondant ici car l’acharnement n’est pas obligatoire. On peut suivre le chemin balisé et ne pas rencontrer de véritable difficulté (au début du moins). Si on bute, c’est parce qu’on a envie de fouiner ; on a envie de découvrir les secrets des niveaux pour ensuite découvrir les secrets de la carte. Ce jeu récompense les audacieux. Et en plus je trouve qu’il les récompense comme il le faut.
Parce qu’au fond, qu’y gagne-t-on à fouiller les sept mondes de l’île (archipel ?) de Yoshi ? En soi, rien qui ne soit en lien avec la finalité classique d’un Mario : battre « Bowser » et libérer la princesse. Non, si on fouille, c’est pour explorer. Explorer certes le monde, mais surtout explorer ses habilités. Les chemins secrets n’ont d’intérêt que pour leur capacité à proposer des épreuves de plus en plus corsées mais qui restent malgré tout bien mieux calibrées que celles des épisodes précédents. A certains moments (notamment une superbe forteresse à la sortie de la forêt d’illusions), on se retrouve carrément avec du bon vieux « die and retry », où il faut venir avec suffisamment de vies et enchainer les séquences jusqu’à saisir le bon tempo, la bonne séquence d’imputs, pour aller jusqu’au boss. Et pour le coup, réussir à ouvrir les 96 chemins dont les huit stages spéciaux de la Star Road apparait en soi comme un accomplissement bien plus jouissif que celui de battre Bowser… Ah ce petit chiffre 96 qui apparait soudainement en bleu sur votre écran pour vous faire comprendre que vous avez poncé le jeu comme un warrior : ça, ça a été une de mes premières grandes satisfactions de joueur…
Alors certes, en ayant dit tout ça, je me rends compte que j’en ai au fond dit bien peu. Je n’ai pas parlé de cette belle subtilité qui consiste à différencier les châteaux (inévitables) et les forteresses (défis bonus), de la malice que représentaient pour l’époque les Maisons hantées et leur logique propre, des possibilités offertes par les grands et les petits switchs, et encore moins de ces merveilleuses fourberies que représentaient ces guirlandes de pièces qu’on dirigeait et qu’on pouvait utiliser par la suite comme des plateformes… Et le pire, c’est que je pense qu’en ayant dit tout ça, il y en aura malgré tout quelques-uns qui se diront que « mouaif, au fond tout cela a l’air bien banal. Rien qui ne justifie qu’on pose ce "Super Mario World" comme un idéal indépassable. » Eh bien face à cela, j’aurais encore trois petites choses à dire pour achever de convaincre ces récalcitrants.
Première chose : je ne cherche vraiment pas à poser « Super Mario World » comme un jeu indépassable dans le sens où il serait le meilleur platformer 2D du monde et qu’on ne pourrait pas connaitre mieux que celui-là. Moi-même je considère que depuis peu « Celeste » a (peut-être) poussé le cheminement aussi loin si ce n’est plus. Par contre, je dis juste qu’à bien y regarder, tout ce qu’on retrouve dans les platformers 2D qu’on kiffe aujourd’hui, on l’a généralement déjà vu posé – même basiquement – dans « Super Mario World ». Deuxième chose : je trouve que ce jeu est incroyablement complet dans son genre. Et faire la liste de tout ce qu’on peut y faire refile vraiment le tournis. Et enfin troisième chose : ce jeu n’a pas pris une ride aujourd’hui. Son gameplay est toujours aussi incisif et son esthétique a encore tout son charme. Mieux encore, c’est aussi grâce à cette esthétique simple que le jeu n’en est que plus lisible (…et les choix opérés par le récent « Céleste » dans ce domaine semblent démontrer toute l’actualité de la démarche.)
Alors oui, ouvrons les livres d’Histoire et notons. On en pensera ce qu’on en voudra de ces listes des plus grands jeux qui ont marqué l’Histoire du jeu vidéo, mais moi j’y inscrirais sans aucun souci aux côtés des « Pong », « Space Invaders » et autres « Doom », le nom de ce « Super Mario World ». Non pas parce qu’il a inventé un genre, mais plutôt parce qu’il est parvenu à se poser comme une de ses formes d’aboutissement qui en font un jeu indémodable. Et l’air de rien, sur ce registre là, je pense qu’ils ne seront pas nombreux les titres pouvant se targuer du même exploit…