Il est une tendance de fond qui se manifeste avec toujours plus d'éclat dans l'industrie depuis le milieu des années 2010, avec la génération de console haute définition et l'explosion des jeux indépendant ; cette tendance se caractérise principalement par la production d’œuvres à budget modeste, empruntant au monde du jeu indépendant une certaine liberté créatrice, et conservant des superstructures du secteur une organisation plus classique en studio, ainsi qu'une prétention de grandes ventes.

C'est un entre-deux que l'industrie nomme le marché des doubles AA, et avec lequel on peut établir un parallèle avec ce qu'on a appelé le « Nouvel Hollywood » dans le septième art ; période où les superproductions, après un âge d'or, s’essoufflaient formellement, et peinaient à rassembler les foules ; alors une vague de producteurs plus enclins au risque, et d 'exécutants désireux d'innover ou d'imprimer plus profondément leurs signatures, tous deux affranchis des diktats formalistes et scénaristiques imposés par les grands studios, ont produits différents films qui, bien que toujours intégrés au système d'exploitation classique de l'industrie, se voulaient et se montraient plus libres, plus ouverts, expérimentateur, et globalement plus aventurier que les superproductions ankylosées d'antan.

Le parallèle me semble viser juste, et ce d'autant plus lorsqu'on pleure l'état pitoyable des grands éditeurs, et la mélasse battue et rabattue de ce qu'ils nous servent ; alors même que ceux-ci vivaient un âge d'or il y a quelques années (voyez le destin des suites à rallonges de 𝐶𝑎𝑙𝑙 𝑜𝑓 𝐷𝑢𝑡𝑦 et d'𝐴𝑠𝑠𝑎𝑠𝑠𝑖𝑛'𝑠 𝐶𝑟𝑒𝑒𝑑).


𝐴 𝑃𝑙𝑎𝑔𝑢𝑒 𝑇𝑎𝑙𝑒 : 𝐼𝑛𝑛𝑜𝑐𝑒𝑛𝑐𝑒 s'inscrit donc dans ce « Nouveau Jeu vidéo », dans cette charge de jeux modestes partis rivaliser avec les superproductions concurrentes.


En un sens, l'absence de contraintes scénaristiques et une liberté plaisante, mais dans un contexte de concurrence commerciale, c'est aussi une nouvelle contrainte dont il faut savoir jouer pour se différencier sur le marché. Asobo Studio en prend acte, et des diktats mastodontiques exonéré, l'équipe hisse au sommet de son jeu un duo de protagonistes bien éloigné des standards habituels : on jouera l'aventure d'un petit garçon malade, et surtout de sa grande sœur dans une Guyenne désolée par les guerres d'époque et la peste noire. Plus que ces héros, le cadre spatio-temporel adopté s'éloigne largement des canons classiques du médium (les sempiternels hyper-espace, ou encore le moyen-orient peuplé de terroristes à génocider …).


Cet univers, bien qu’extrêmement sombre, se montre rafraichissant par son originalité et sa quasi-exclusivité en terme de représentation vidéo-ludique. On peut affirmer que 𝐴 𝑃𝑙𝑎𝑔𝑢𝑒 𝑇𝑎𝑙𝑒 : 𝐼𝑛𝑛𝑜𝑐𝑒𝑛𝑐𝑒 brille par cela, par ce cadre choisi, qui est sa plus grande force. Le soin apporté à sa forme est excellent ; les textures, les graphismes sont soignés, et les mises en scènes, le cadre des niveaux, les environnements sont tous dignes de révérences. Bravo à Damien Papet, et ses collaborateurs, pour cet univers médiéval, ces douces ballades champêtre, ces cités hantées par les rats, et toutes les senteurs et couleurs proposées dans cette aventure !


Par contre, en terme de gameplay et du pur jeu, on doit se contenter d'un peu moins de fraicheur. Ce point n'est pas mauvais, il est même loin d'être raté. Mais l'audace qui présidait au cadre du jeu n'a pas été transmise à ses mécaniques d'avancement. On contrôle en vue à la troisième personne la jeune Armicia, et vers la fin du jeu son petit frère Hugo dans quelques missions. Les commandes répondent bien, l'animation des personnages est superbe (sauf pour les mouvement de lèvres lors des dialogues, mais passons, l'étiquette « double AA » facilite l'indulgence), et tout glisse pour ainsi dire.


𝐴 𝑃𝑙𝑎𝑔𝑢𝑒 𝑇𝑎𝑙𝑒 récite la leçon du jeu d'aventure standard, faisant traverser à son personnage des séquences de plateforme (d'escalade ou d'autre course), de résolution d'énigmes et puzzles, d'infiltration, et épisodiquement de combat. Tout les canons contemporain sont respectés, on sent nettement l'inspiration prise sur les grands blockbusters de la dernière décennie (les Uncharted et autres), spécifiquement dans le rythme narratif, où des phases d'exploration calme, tempérées de discussions entre PNJs, font suite à des niveaux impliquant plus activement le joueur, pour se terminer sur une apothéose sous forme d'un spectaculaire « couloir » final.


En ceci on peut parler de manièrisme ; 𝐴 𝑃𝑙𝑎𝑔𝑢𝑒 𝑇𝑎𝑙𝑒 faisant suite à tous ces titres néo-classiques, singeant leurs mécaniques et reproduisant les grands blocs de ces aventures narratives. Le résultat est satisfaisant ; on espère un peu plus de prise en main laissé au joueur, ou d'audace de gameplay pour le second volet du jeu.


En terme de challenge et de difficulté surtout, 𝐴 𝑃𝑙𝑎𝑔𝑢𝑒 𝑇𝑎𝑙𝑒 se veut une aventure plus tirée par sa narration et son récit que par le challenge et l'amusement du jeu ; il en résulte une certaine simplicité qui fait traverser le jeu entier sans jamais vraiment se confronter à aucun gros pic de difficulté.


𝐴 𝑃𝑙𝑎𝑔𝑢𝑒 𝑇𝑎𝑙𝑒 : 𝐼𝑛𝑛𝑜𝑐𝑒𝑛𝑐𝑒 est un très bon jeu ; on regrette que sa voie ne soit pas plus suivi par d'autres acteurs de l'industrie, mais on se réjouit d'autant plus qu'Asobo, et tant d'autres qu'on ne nommera pas ici, s'échinent à proposer ce genre d’œuvres. Une série à poursuivre, et définitivement, un studio à suivre.

Le-Ravageoide
7
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le 29 févr. 2024

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