Carnby and me
C'était il y a plus de 15 ans mais je m'en souviens comme si c'était hier. En allumant l'ordinateur familial, je m'aperçois que tout a changé : Windows 3.1 a laissé la place à Windows 95. Au-delà de l'interface proprette, je ne réalise pas l'ampleur de la révolution informatique que cela implique. Par contre, je remarque l'icone d'Alone in the Dark qui traine sur le bureau. Sans me douter des répercussions irréversibles, je lance le jeu, intrigué et incrédule. Ce qui va suivre ce clic anodin laissera pourtant une trace indélébile dans mon esprit encore malléable. Cette expérience de jeu conditionnera toutes les autres, me transmettant une sensibilité prononcée pour les thématiques Lovecraftiennes, les gameplays complètement pétés et les pieds fait avec 3 polygones.
Ambiance de la frousse
L'intro d'une minute suffit amplement pour poser l'ambiance de malaise si particulière. Me voilà dans les bottes d'Edward Carnby dans le grenier d'un manoir qui bat tous mes pires cauchemars. Ce qui rend ce grenier effrayant, ce n'est pas tant les artifices de la flippe mis en place par Infogrames, mais le gameplay approximatif qui l'accompagne. Si la caméra fixe qui change de point de vue en fonction de notre emplacement (reprise qlq années plus tard par Resident Evil) ajoute un certain cachet dramatique, elle me désoriente aussi terriblement. Pour ne rien arranger aux déplacements, mouvoir Carnby donne l'impression de diriger un tank sur une flaque d'huile. Du coup, dès que la caméra change de point de vue je me prend un meuble. J'essaies d'interagir avec certains objets suspects, en vain. Il me faut un temps fou pour comprendre que pour pouvoir les utiliser, il faut changer de "mode" (combattre, ouvrir/chercher, fermer, pousser) en passant par l'inventaire (une fois la touche correspondante trouvée). Comme si le combat acharné contre les contrôles ne suffisait pas, un monstre sort soudainement de la trappe, une créature volante rentre par la fenêtre et une chute mortelle m'attend dans les escaliers si j'essaies de fuir.
J'ai mis des semaines à sortir de ce foutu grenier.
La douleur psychologique n'en fut que plus forte lorsque, quelques années plus tard, je fut témoin les yeux écarquillés et la mâchoire béante des agissements de mes cousins. Ces cons là ont rushé la trilogie d'origine en une nuit. Je ne les hais point, car ils m'ont permis d'en entrevoir toute la richesse, même si c'est sans doute de là que provient une partie de mon mépris envers le speedrun.
Des ténèbres jaillissent plus de ténèbres
Ce trauma vidéo-ludique infantile a modelé mes expériences futures avec chacun des opus de la saga. Expériences qui se calibrent inlassablement sur cette mésaventure du grenier. C'est en quelque sorte la version maudite de ma madeleine de Proust. Une madeleine rance et pas assez cuite. Le schéma se reproduit presque mécaniquement :
- Je me plonge dans cette ambiance unique en frissonnant
- Je me débats avec le gameplay foireux
- Je m'esbaudit face à la bouillie de polygones et aux énigmes retorses
- Je ne termine surtout pas le jeu. Jamais.
A mes yeux, la quintessence de la saga Alone in the Dark résidera à jamais dans ce grenier indicible, puis par extension dans ce jardin labyrinthique, dans ce saloon fantomatique, dans ces égouts grouillants et dans cet incendie incontrôlable.
Prisonnier d'une histoire qui se répète, je suis incapable de parler d'un des épisodes de la licence sans évoquer mon rapport originel puisqu'il a façonné tous les suivants. J'ai donc appris à embrasser ma psyché détraquée, à accepter ma vision malsaine, à assumer mon approche subjective. Et si ça ne vous convient pas, allez donc voir dans les ténèbres si j'y suis.