Peu de temps après avoir fini Outlast, survival horror honnête mais bourrin, ça fait d'abord plaisir de lancer A Machine for Pigs, qui à l'évidence a été produit avec plus d'amour. Oui : on aura beau attribuer toutes les critiques possibles au jeu de The Chinese Room, il y a quelque chose qui le différencie, en bien, de son concurrent du moment. On peut appeler ça de l'amour, donc (le jeu a été soigné, forme un tout cohérent, unique), mais aussi du charisme (le jeu ne pompe pas sur des œuvres existantes, il possède sa propre identité) ou de la finesse (il sait doser ses effets, ménager sa propre montée en puissance). Les développeurs de Dear Esther ont beau n'avoir aucune expérience du genre, ils ont cherché à produire une œuvre originale, personnelle. On leur accordera ce crédit, tout comme on accordera à Frictional celui d'avoir osé confier sa licence à des développeurs pas forcément tout indiqués pour le boulot. Parce que A Machine for Pigs, au final, est attachant. Pas majeur, mais sympathique ; pas parfait, carrément foireux même sur pas mal de points, mais fort d'une identité dont peu de jeux d'horreur peuvent se prévaloir sur cette génération. Une bon scénario, une symbolique troublante, le floutage de la frontière entre réalité et délire, un sous-texte politique intéressant font partie des grandes qualités de cet Amnesia, qui démontre un important travail d'écriture en amont. Canard PC se moquait de The Chinese Room pour avoir cité Trotski en conclusion de leur histoire, pendant le générique de fin. On pourra à l'inverse leur reconnaître de sacrés bollocks, l'ambition de développer un jeu qui ait un sens. Les créateurs ont greffé sur un thème de départ (l'industrialisation de l'Angleterre) un conte fantastique qui change de forme et d'enjeux au fur et à mesure de la progression. Les niveaux, structurés de manière certes assez basique, prennent leur sens quand on les assemble : on retrouve alors la même verticalité angoissante du premier Amnesia, où une simple descente d'escaliers revêt un sens obscur et angoissant. C'est au fur et à mesure de cette plongée dans les profondeurs (ici, d'une usine de charcuterie, donc) que l'on va approcher les démons du personnage que l'on incarne, avant de finir par s'incarner soi-même, poussé en cela par le style de narration, qui évolue subtilement dans sa manière de présenter les choses. Sur le papier, scénaristiquement, c'est presque un sans-faute, une fable tragique et majestueuse trouvant son poids sur la durée, certes faiblarde (trois, quatre heures). On le savait depuis Dear Esther, les développeurs de chez The Chinese Room savent faire monter une tension, modifier et intensifier les enjeux d'un récit de jeu vidéo, au risque d'en délaisser l'aspect purement ludique.
A Machine for Pigs est donc une balade ultralinéaire. Bien loin d'être toujours passionnante, surtout au début, c'est vrai. Il faut accepter de se laisser prendre par la main, tolérer un paquet d'erreurs. Déjà, le jeu est techniquement complètement à la ramasse, il est largement moins beau que son aîné pourtant vieux de trois ans. The Chinese Room, visiblement plus à l'aise sur Source, peine à prendre en main le HPL Engine : les textures sont cradasses, l'animation (et la modélisation) elliptique des rares ennemis croisés a tendance à faire sourire, certaines séquences extérieures simulant la présence d'une foule sont à se tordre (forcément : une audace que n'avait même pas osé Frictional sur son moteur maison...). Plus ennuyeux encore, pour dissimuler tout ça, les développeurs ont noyé leur jeu dans une pénombre excessive. On va donc se retrouver à monter le gamma : pas parce qu'on a trop peur (oh! hein!), simplement parce qu'avec la luminosité par défaut, le jeu fatigue réellement les yeux. Résultat, on va se retrouver en supplément avec une image pâle et délavée. Si, à côté de ça, on ajoute la pauvreté ignoble des énigmes qui n'en sont même pas, la maladresse de certains jump scares qui surgissent alors qu'on ne regarde pas au bon endroit, on se dit qu'une bonne histoire, une bonne ambiance, c'est peut-être un peu faible pour faire de cet Amnesia un bon jeu. Et pourtant, il y a quand même des choses que le titre fait très bien. Il n'a pas peur d'avoir une identité, même si cela implique de déboussoler un peu. Il n'a pas peur de montrer ce qu'il veut, même si cela implique des compromis techniques, des astuces un peu bricolées... Bref, il n'a pas peur d'exister, contrairement à la plupart des jeux d'horreur récents, Outlast en tête, trop timorés pour s'affirmer eux-mêmes et préférant reprendre à leur compte des recettes qui marchent. A Machine for Pigs, tout claudiquant qu'il soit, peut garder cette fierté d'être une œuvre unique, un jeu pourvu d'un cœur et d'une âme, qui a vraiment quelque chose à raconter. Meilleure que la peur, il y a cette envie d'avancer qu'il sait si bien transmettre, cette volonté de découvrir quelle histoire il veut vraiment raconter. Comme Dear Esther et comme Amnesia premier du nom, on comprendra même qu'il parle d'amour, de confiance et de grands idéaux, qu'il y a derrière cette angoisse, souvent faire de bric et de broc, un discours complexe et personnel qui réussit à émouvoir, à faire réfléchir. Ce n'est pas non plus le Pérou, mais rien que pour ça, c'est un jeu qui mérite d'être défendu, d'être sorti de la fosse dans laquelle on l'a jeté (par ailleurs sous le prétexte, à peine de mauvaise foi, que trimbaler des objets en lévitation d'une pièce à l'autre dans le premier jeu était réellement amusant...).