Un jeu sur lequel on passe beaucoup de temps peut-il être mauvais ? Ce n'est pas le premier, mais Assassin's Creed Odyssey me dit que oui. Peut-être parce qu'il n'y a rien de plus rassurant que de retrouver ses marques, à la fin d'une grosse journée de boulot, sur un jeu aux mécaniques familières. Rien de plus agréable que de se balader dans un monde aux dimensions titanesques sans devoir changer de galette pour changer d'ambiance. Rien de plus tranquille que de faire n'importe quoi où on veut, quand on veut, sans risque autre chose que de faire monter des jauges de progression. Rien de plus gratifiant, finalement, que de faire monter des petits compteurs partout, de remplir des vides et de boucher des trous. J'aime ajouter des petites coches sur les icônes de la carte : ça me donne un sentiment d'accomplissement.
Je reconnais avec ce jeu qu'Ubisoft a atteint une maîtrise inédite de son art de faire perdre du temps au joueur. On sent bien que l'éditeur est en train d'affiner son modèle de "game as a service", avec un jeu non seulement extrêmement long à terminer, mais régulièrement enrichi par des DLC qui ajoutent encore des tâches à un journal de quêtes interminable. C'est simple, si vous vous mettez en tête de finir ce jeu à 100%, vous n'aurez le temps de jouer à rien d'autre jusqu'au jeu suivant. Est-ce une bonne chose ? Oui pour l'éditeur, car cela vous empêche de vous intéresser à la dernière sortie du concurrent. Non pour le joueur, car au final, Assassin's Creed Odyssey ne donne pas grand-chose en échange de ces heures passées avec lui. Sans surprise, Odyssey est un nouveau "date" foireux, qui ne débouche sur rien d'autre qu'un goût amer de temps perdu. Est-ce le sens des jeux vidéo AAA d'aujourd'hui ?
Après une cinquantaine d'heures de jeu, c'est encore une évidence qu'Assassin's Creed est une licence fondée sur du vent, qui fait son commerce du vide, de l'inconsistant. Certes, les mécaniques sont en place pour maintenir le joueur devant son écran, le faire encore et toujours revenir. Certes aussi, les développeurs ont enfin entamé une réflexion sur l'interface et le sentiment de complétion, avec moins de trucs idiots à collectionner et un HUD qui n'est plus parasité par ces horribles marqueurs de quête. Cela suffit à rendre le monde beaucoup plus agréable à naviguer, alors que par ailleurs la formule ne change pas tant que ça. Alors bien sûr, si certaines nouveautés sont bienvenues (et passent surtout par le système, ouf : les mercenaires, les monstres légendaires, les aptitudes qui semblent enfin avoir été réfléchies), d'autres sont idiotes. Par exemple, impossible de miser un kopeck sur ce système de dialogues et de choix, lesquels essayent de vendre de la "conséquence" (oh, que ce mot est à la mode) par les moyens les plus grossiers. La zone du tutoriel (appellons-la ainsi) se régale donc à faire croire à l'importance des options de dialogue, en faisant rentrer au chausse-pieds quelques événements bien lourdingues qui hurlent que nos actions sont suivies par des effets à la manière d'un jeu Telltale. Evidemment, c'est un énorme mensonge : non seulement c'est ringard quand c'est là, mais en plus, sur les dizaines d'heures qui ont suivi, je n'ai plus jamais ressenti la moindre conséquence importante d'un quelconque choix. Tous les dialogues sont construits à la The Witcher 3, c'est-à-dire en ne vous laissant en réalité aucun choix, l'histoire étant sur rails. Le pire étant le système de "romance", dont dire qu'il est inséré au chausse-pieds relèverait du doux euphémisme (un conseil : ne vous tapez personne, vous vous épargnerez bien des malaises).
Le côté RPG d'Assassin's Creed Odyssey est de très loin la plus grosse arnaque du jeu, mais là encore, je ne peux pas dire un instant que je m'en étonne. Le personnage que l'on incarne est un véritable tank sur pattes qui passe son temps à trucider la moitié de la population au nom d'un idéal que personne ne comprend, et sans doute pas même les scénaristes. Ses motivations sont la plupart du temps absentes, son statut de mercenaire est martelé pour qu'on accepte de se faire refiler toujours les mêmes quêtes Fedex, et les développeurs ont même poussé le vice à n'attribuer aucun camp au joueur…alors que le scénario en impose un. Comme d'habitude, les responsables de l'histoire et les responsables du game design ont travaillé dans deux bureaux différents et ne se sont parlé que par Hangouts pendant tout le développement. Le concept de disonnance ludonarrative, que j'affectionne particulièrement, est ici poussé à son paroxysme, avec un héros (une héroïne) dont les motivations changent à chaque quête et dont on finit par se désintéresser complètement. Pourtant, ce n'était pas obligatoirement une mauvaise idée. Le concept de mercenaire qui fait du gringue à tous les camps a déjà très bien fonctionné dans l'histoire récente du RPG. Ne serait-ce que Gothic 3 s'en est très bien tiré d'un point de vue scénaristique et mécanique, en réussissant à dépeindre un monde où deux factions se font la guerre et où le héros peut se positionner de manière cohérente et intéressante pour le joueur.
Alors pourquoi Assassin's Creed Odyssey échoue-t-il ? C'est très simple : parce qu'il s'en fout. Ubisoft tient à son rythme ronronnant et ne construit plus ses jeux que sur des cahiers des charges froids, qui martèlent l'obsession du game as a service et de l'annualisation des licences. Pas la peine d'être devin pour comprendre qu'avec une telle feuille de route, la plus talentueuse des équipes ne pourrait suivre la cadence. Les quêtes sont mal écrites. Les dialogues sont ennuyeux. Les personnages n'ont aucun relief. La personnalité du héros ou de l'héroïne atteint un tel vide astral qu'on se sent plus gêné qu'autre chose aux instants où l'émotion est censée monter. Tout ça parce que le système, qui tourne certes très bien, n'est pas du tout adapté au développement d'une narration : à la façon d'un Kingdom of Amalur, on a l'impression de jouer à un RPG offline, une sorte de grand bac à sable pensé pour être rigolo, mais dans laquelle une histoire ne peut pas vraiment s'insérer. On le sent bien, les développeurs abdiquent rapidement et plus on avance dans le jeu, plus les choix sont rares ou illusoires (le paroxysme est atteint lors des DLC payants, qui chient sur toute notion de roleplay au point que j'ai failli en rire - ce n'est pas le cas de certains, qui ont carrément décidé d'arrêter définitivement de jouer après la fin d'une certaine mission du season pass). Et le pire, c'est qu'on s'en accomode : la narration est si souvent ratée qu'on a tendance à se réjouir de son absence, un peu comme tous les jeux récents de l'éditeur.
Assassin's Creed compte sur son système d'open world rodé pour intéresser le joueur, et il peut se le permettre : tout est incroyablement beau et grand, on a constamment envie d'explorer, de s'infiltrer, de voler des trésors, et de passer au camp suivant dans un décor de Grèce antique immersif et majestueux. En termes de gameplay, le jeu fonctionne presque parfaitement, si ce n'est qu'il est en réalité dépourvu d'évolution et qu'on doit encore une fois compter sur la quantité de ce qu'il y a à faire. Passe encore. Le problème, c'est qu'Odyssey, comme ses prédécesseurs, ne cherche pas à apporter autre chose au joueur que la joie de faire monter des jauges. Du coup, plus on investit du temps dans ce jeu, plus on fait monter une sorte de jauge interne de satisfaction (parviendra-t-on à tout explorer ?), mais plus on fait monter en même temps une amertume et un ennui. Les bons jeux, quand on les finit, nous laissent une empreinte positive, on les quitte avec regret et on se rappelle les bons moments passés ensemble. Odyssey nous laisse écoeuré. C'est encore et toujours cette même mode des AAA, nous en donner toujours plus, nous faire manger des tonnes de quêtes et de contenus toujours identiques et finalement très fades, mais présents en grande quantité. Tout doit être "bigger than life". Mais plus les heures passent, plus on se sent bouffi. J'ai pris plaisir à éteindre mon cerveau, pourtant une fois encore, je "termine" l'aventure avec le regret de m'être laissé attraper par des ficelles aussi grossières, qui stimulent plus mon envie de consommer que mon envie de m'émerveiller devant un jeu bien conçu. J'aurais pu faire autre chose : découvrir des jeux indépendants, rejouer à un vrai RPG, fouiller les tréfonds de Steam à la recherche d'un jeu plus inventif qui se contentera de ses trois ventes annuelles. Je mentirais en niant d'Assassin's Creed Odyssey qu'il est le meilleur jeu qu'Ubisoft a produit depuis des années. Pourtant, mon âme de joueur n'en ressort toujours pas grandie.