La série Assassin's Creed a un problème. Enfin, elle en a toujours eu des tas, mais depuis sa modernisation en The Witcher-like (soit depuis Origins, à vue de nez), elle en forme un encore plus criant que les autres, qui tient en deux mots : "moralement foireux". Jusqu'alors, ça dissonnait tranquillement, on assassinait du péon à la chaîne sans trop se poser de questions, parce que pouf, les assassins, voilà. Or, sur Valhalla en particulier, un souci de taille s'immisce dans l'équation, qui n'a jamais été aussi criant : le syndrome de l'ordure au grand cœur. Si Alexios/Kassandra étaient déjà des mercenaires avides de meurtre qui se raccordaient in extremis aux branches d'une histoire de vengeance et de lutte contre l'oppresseur pour faire vaguement passer leur psychopathie systémique, Eivor est en revanche vraiment le dernier (la dernière) des lâches, une espèce de tueur de masse sans foi ni loi qui érige en valeur cardinale la violence gratuite pendant que des dialogues aux lourds trémolos nous expliquent que vraiment, le fait de tuer des innocents est non seulement une chose formidable, mais également essentielle pour être épanoui dans la vie.
Je n'aime pas la série Assassin's Creed, mais j'apprécie d'en lancer un de temps en temps pour profiter de l'indéniable beauté de ses univers, qui invitent à une exploration décérébrée, certes, mais assez efficace dans ses mécanismes de rétention. Cette saga n'est plus tant dirigée par des game designers que par des psychologues du jeu qui obsèdent sur les différentes façons de retenir le joueur devant son écran, mais le drame est que ça fonctionne plutôt bien si on cherche "simplement" à se perdre dans de jolis décors en réalisant mécaniquement une liste de tâches basique mais raffinée dans sa fluidité d'enchaînement. Enfin, ça fonctionnait plutôt bien sur Odyssey et Origins, pendant que la série commençait par devenir la proie d'un mal plus insidieux, lié autant à son core concept qu'à la façon dont il s'est enrichi par les à-côtés du RPG moderne dans ses derniers épisodes. "Moralement foireux", donc, dans la mesure où, en cherchant à épaissir l'incarnation de leurs assassins, les développeurs ont emprunté la pente glissante de la fresque épique, qui véhicule avec elle ses propres notions de bien et de mal, tandis que le gameplay de base, lui, est toujours de trucider du péon à la chaîne.
Dans Valhalla, ce parti-pris narratif fait plus qu'une simple dissonance : il crisse comme une fourchette raclée trop fort dans l'assiette. En nous narrant les aventures du grand Eivor, viking pleutre qui décide d'aller buter de l'Anglais, si possible sans défense et par-derrière, pour se venger de son père adoptif dont le tort a été de ne pas vouloir mettre son propre pays à feu et à sang alors que fiston voulait juste tuer des gens, le jeu s'engouffre dans un tunnel de 100 heures de bullshit scénaristique où est exigé du joueur en permanence qu'il éprouve une forme d'empathie, si ce n'est envers son héros, au moins envers sa cause de tueur né. Le pire, c'est que ça aurait éventuellement pu passer, tout comme un GTA est capable d'offrir un certain plaisir à incarner des psychopathes. Valhalla partait même gagnant en ce qu'il a l'argument de se raccrocher à une certaine réalité historique. Alors quoi ?
Alors donc, dans les faits, les développeurs ont commis deux erreurs impardonnables. La première est de valoriser au premier degré la noblesse d'une longue et absurde quête sanguinaire, comme si franchement, c'était vraiment tout-à-fait normal et même souhaitable qu'un type décide sur un coup de tête de trahir (et même voler) sa propre famille, prendre le large et décapiter le maximum de têtes sur la première île qu'il croise. La deuxième est de prendre pour acquis le "credo de l'assassin" (c'est qu'on l'oublierait presque, celui-là), en négligeant d'attribuer à son personnage une motivation concrète au prétexte que les joueurs connaissent la chanson. Tout est ainsi fait, dans la "cinématisation" du jeu pour insister sur l'infinie sagesse d'une fière équipée de psychopathes : les animations d'assassinat très smooth essaient ne nous faire oublier que notre personnage n'a strictement aucune raison diégétique de buter ce pauvre gars qui n'a rien demandé à personne, l'expression orale dans un simulacre de vieux français de nobliau veut donner de l'épaisseur aux personnalités de chacun (les négations sont toujours soigneusement prononcées avec le "ne", les licences poétiques ou spirituelles pullulent à la première occasion), on est enseveli sous conversations optionnelles avec des alliés qui nous font part de leurs problèmes de cœur ou de leurs inquiétudes si compréhensibles ("Ne t'inquiète pas, ça va bien se passer. On va tuer ces moines un par un à coup de hache de guerre pour ne pas que tu sois tristoune"), on nous offre même ponctuellement de prendre des enfants sous notre aile (des gosses dont on vient buter les parents, donc) afin de leur faire profiter de notre grande intelligence ("Tu sais, parfois, la vie est injuste et il faut aller de l'avant, toute ta famille est morte mais tu es une bonne pitchoune" - certes).
Je n'irais pas jusqu'à dire que ça fait froid dans le dos, mais en tous cas, ça ressemble, comme bien souvent dans ce genre de cas, à un travail confortablement bâclé. Il y avait tant d'autres possibilités du traitement de l'aventure ces vikings : insister sur leur sanguinaire et immorale épopée, enrager la mise en scène à la hauteur de l'horreur montrée, tisser une vraie correspondance entre les atrocités commises par nos "héros" et les mécaniques de jeu. Mais ce dernier, en s'encombrant soigneusement des afféteries rôlistes à la mode (choix de dialogue, alignement bon/mauvais, vague compas moral pas réellement matérialisé mais néanmoins susurré par la façon dont le scénario se déploie), ne trouve rien de mieux à faire que jouer cette partition bien connue, malheureusement coutumière chez les gros studios, de la pudibonderie corpo et du "jeu développé par une équipe de d'orientations sexuelles et de croyances diverses" (je fais un énorme effort pour ne pas écrire d'adjectif en quatre lettres). Autrement dit, plutôt que d'interroger l'essence de son sujet, Valhalla va faire comme s'il n'existait pas, ou à tout le moins le reléguer au rang de "skin", de variation esthétique totalement indépendante du gameplay. Cette façon de compartimenter les choses, de ranger chaque morceau bien à sa place sans jamais se préoccuper de leur harmonie individuelle ou collective, est un fléau majeur du AAA contemporain qui s'aggrave d'année en année... et dont Valhalla est une forme d'horrible aboutissement, une mutation quasi-terminale de jeu d'action/aventure généré par IA. Car comment éviter de parler d'intelligence artificielle quand la mise en scène, les dialogues, le scénario crient à chaque seconde leur aspect préconçu, si peu aptes à se questionner eux-mêmes qu'ils tombent dans chaque piège venu ?
C'est clair pourtant que les développeurs ont des références, et pas des mauvaises d'ailleurs. Au milieu de celles-ci trône bien en évidence "La Légende de Beowulf" de Robert Zemeckis, chef-d'œuvre absolu du genre très spécifique de l'épopée viking dont le prologue de Valhalla copie dans le plus grand des calmes l'une des scènes d'ouverture (et qui calque globalement l'esthétique de sa partie nordique sur les plans iconiques du film, mais j'aurai bien du mal à le lui reprocher). Sauf que là où Zemeckis attribuait à chacun de ses personnages une personnalité complexe mêlant courage, cruauté, loyauté, faiblesse et lâcheté, Assassin's Creed Valhalla s'en tient à l'inspiration esthétique, en refusant catégoriquement de se risquer à peindre de véritables caractères, tous "gentils" ou "méchants" (et avec un héros qui veut être les deux, alternativement, alors qu'il est juste une grosse merde). Alors, certes, Ubisoft n'avait pas Neil Gaiman en contributeur au scénario, mais tout de même : la geste médiévale au sens large, dont l'éditeur s'attache particulièrement à reproduire le phrasé lors des nombreux dialogues du jeu, est universellement connue (et certainement mieux encore par son équipe d'historiens internes) pour regorger de récits à la grande portée symbolique, en traitant de sujets assez proches de celui d'Assassin's Creed Valhalla spécifiquement. Alors comment est-il possible que, malgré un tel pedigree, malgré autant de budget, malgré des bases suffisamment éprouvées (c'est le cas de le dire, après presque 20 ans de service) pour que les créateurs osent enfin une forme d'expression artistique en phase avec la cruauté du scénario, on en soit toujours à ce point ? Pire, comment est-il possible de régresser, finalement, dans la mesure où, précisément à cause du postulat scénaristique du jeu, la scission entre l'argument et la narration n'a jamais été aussi colossale ? La réponse est à chercher dans la frilosité, dans le souhait d'un certain confort. Sauf qu'au bout d'un moment , ça n'est plus seulement lassant : c'est rageant.
Rageant, parce qu'Ubisoft a toutes les armes pour faire de bons jeux : ils ont d'excellents world builders, une équipe artistique manifestement bourrée de talent. Techniquement, Assassin's Creed Valhalla est d'une beauté impressionnante, en particulier sur un gros PC où s'expriment librement la poésie d'une palette de couleurs automnales absolument ravissante, la douce variété des reliefs, l'incroyable réalisme de n'importe quel élément de décor (et notamment des ombres et de l'eau, laquelle a, je pense, atteint dans Valhalla un degré de finesse inédit dans un jeu vidéo). Rageant, parce qu'ils sont quand même censés être arrivés à maturation d'une saga aux concepts éprouvés depuis plus de 15 ans. Et, au lieu de s'en servir pour pousser plus loin leur ambition, ils font finalement comme le tout-venant des éditeurs/développeurs de AAA contemporains : ils restent dans leur pré carré. Avant, c'était donc lassant, et aujourd'hui, c'est un peu plus que cela, car le sens même de ce qui est raconté est en train de leur échapper. Alors certes, trucider la moitié d'une île grecque pour une quête demandée par Socrate, c'était déjà assez piquant. Certes aussi, il faut de toute urgence que le studio embauche de vrais acteurs et travaille la compression audio des dialogues, car les nombreuses phases de blabla de Valhalla comme des précédents jeux de la série sont aussi médiocrement interprétés qu'enregistrés (j'insiste sur ce point : c'est vraiment dégueulasse). Mais là, nous embarquer dans ce récit traître d'une guerre inique menée par une bande d'enfants gâtés alcooliques en glorifiant au passage la notion même de meurtre sans motif, en abreuvant la narration de musiques mélancoliques et de répliques faussement philosophes, en faisant rentrer au chausse-pieds des justifications de violence si minces qu'elles en deviennent presque drôles, c'est vraiment pour moi la goutte de trop.
J'avais fini Odyssey, même écoeuré. Je n'en ferai certainement pas de même pour Valhalla, qui commet l'erreur fatale de passer à côté, non seulement de son sujet, mais également d'une posture narrative sinon acceptable, au moins défendable. Aux défauts habituels de la série (avec peut-être en prime un monde plus vide que d'habitude, dont les points d'intérêt sont plus espacés entre eux : c'est à la fois un bien et un mal) s'ajoute un paradoxe de notre temps : chercher une forme de consensus, s'armer des meilleures intentions, affirmer une forme de bienveillance dans le respect des sensibilités et bosser la restitution historique, tout en omettant soigneusement de questionner ce qui devrait en réalité l'être en priorité, à savoir la portée artistique de l'œuvre et le message qu'elle porte, consciemment ou non. Celui de Valhalla est clair : "il est acceptable de tuer ton prochain à coups de hache, même s'il ne t'a rien fait, si tu penses que ton Dieu te l'ordonne". En écrivant cela, je réalise que j'adorerais jouer à un jeu qui assume vraiment une posture aussi tendue (surtout vis-à-vis de l'actualité), mais en fait Valhalla est juste un énième produit de consommation courante, et sûrement pas une œuvre au sens classique du terme : en cela, il s'estime libre, à tort, de ne pas répondre de son propre discours.