Biomutant
5.5
Biomutant

Jeu de Experiment 101 et THQ Nordic (2021PC)

Un terme est apparu récemment pour désigner ces jeux édités par THQ Nordic, 1C et compagnie : l’ « eurojank ». Regroupant ces AA développés sous nos latitudes par des studios de taille moyenne, l’eurojank se caractérise en général par un aspect pas complètement fignolé (voire un peu pété) sous laquelle pointe toutefois une envie visible de bien faire, et un indéniable talent, qui donnent envie d’en pardonner les nombreuses faiblesses. Je suis moi-même devenu très client de cette espèce de label désormais facilement identifiable, sous lequel brillent aujourd’hui plusieurs étoiles dans des genres souvent différents : du RTS (Spellforce III), du RPG (Elex), du tactical (King’s Bounty II)… autant de jeux qui cherchent à s’approcher de nos AAA modernes tout en donnant de petits coups de pied dans le ronronnement mécanique et artistique qui rend parfois ces derniers assez ennuyeux et prévisibles. C’est en quelque sorte la réponse des développeurs et éditeurs européens qui, face à la suprématie grandissante des studios canadiens et américains, comprennent qu’ils ne peuvent pas les concurrencer sur le terrain du budget mais s’arrangent quand même pour faire les jeux qui leur plaisent au prix de certains compromis de forme. Et, quand on constate effectivement le degré parfois inquiétant d’uniformisation de la « superproduction » vidéoludique américaine, on peut s’attacher de plus en plus à cette alternative européenne, qui a vu éclore ces dernières années un paquet de jeux un peu cassés mais rendus très attachants par leur tentative d’être simplement différent.

Je n’attendais pourtant pas grand-chose de Biomutant, arlésienne de l’open-world d’action/aventure développé par un studio débutant qui, retard après retard, semblait annoncer l’échec cuisant typique de ces productions trop ambitieuses pour leur propre bien ; à l’époque de sa sortie en 2021, j’avais même été surpris de le trouver en rayons, car je m’étais fait à l’idée qu’il finirait comme nombre de vaporwares des années 2000-2010, c’est-à-dire oublié ou annulé. Bien fait pour moi, car Biomutant, en sortant sans fracas, mais en sortant quand même, a démontré une fois de plus la capacité de résilience des studios européens face à la concurrence d’outre-Atlantique : en fait, il m’a même été agréable de constater que, les années passant, des projets qui se seraient sans doute viandés il y a quinze ans réussissent aujourd’hui à trouver des financements pour finir par sortir. Un acharnement à porter tant au crédit des développeurs qu’à celui de leur éditeur, en l’occurrence assez souvent THQ Nordic, qui n’a cessé de me surprendre ces dernières années en étoffant un catalogue « AA » de plus en plus cohérent et intéressant, au point que j’ai désormais tendance à être rassuré par leur logo (je n’aurais jamais cru écrire ça une décennie en arrière, comme quoi, tout arrive). Du coup, après quelques mois de réflexion (et accessoirement une promo à -75%), je me suis dit que j’allais le tenter, le Biomutant. Après tout, ai-je déjà eu à regretter un eurojank récent ?


Sur le papier, Biomutant est un open world d’action-aventure tout ce qu’il y a de plus classique. On y retrouve une grande map en free roaming, des missions principales et secondaires, des merdouilles à collecter, et un système de personnalisation de l’équipement et des compétences de notre avatar. La touche RPG habituelle répond présent à travers un système de gains de niveau tout-à-fait banal, avec choix de stats à améliorer, icônes de puissance au-dessus des monstres, craft d’armes et armures, marchands éparpillés sur la carte et petits secrets planqués partout. Les développeurs d’Experiment 101 s’inspirent à l’évidence de la formule moderne des Assassin’s Creed. Mais comme souvent dans ce genre de production, ils essaient de partir d’une base populaire pour tenter une variation un peu plus personnelle ; et, pour Biomutant, le choix a été fait de centrer davantage l’expérience sur les combats, qui ont un feeling très « beat’em all », avec un avatar agile et capable d’alterner dans une même séquence entre plusieurs styles (magie, corps-à-corps, armes à feu) eux-mêmes divisés en différentes approches (feu/poison, rapide/lent, mitraillette/pompe). Dans l’absolu, rien de bien neuf, mais cette association entre les codes de l’open-world à la AC et ceux du beat’em all tendance Bayonetta du pauvre rend la recette d’ensemble plutôt originale et donne à l’aventure un relatif parfum d’inédit. D’ailleurs, les développeurs ont tenu à mélanger d’autres influences, avec un zest de Borderlands pour le loot, du Fable pour l’alignement bon/mauvais du personnage… le résultat est une mixture dont aucun élément n’est neuf pris séparément, mais qui touillés ensemble forment un résultat ayant sa propre personnalité. Surtout, ça n’a pas, contrairement à ce que je craignais, l’allure mutante et difforme d’un mélange fait au pifomètre. Non, il y a eu de la réflexion, un souci d’équilibre et d’unité, et le résultat final fonctionne. Pas parfaitement, évidemment.


Pas parfaitement, car c’est un peu la caractéristique première de ce genre de production. Biomutant est parfois bordélique. Ça fait quasiment partie du contrat, donc difficile pour moi de vraiment en vouloir aux développeurs. Les premières heures de jeu sont assez confuses. L’interface, sans être mal conçue, ne fait pas assez bien apparaître les informations les plus importantes. Les combats souffrent d’un certain aspect brouillon, avec des ennemis aux patterns pas complètement lisibles et des compétences à l’utilité pas toujours évidente. Le système de craft d’armes, quoique essentiel pour monter en puissance, est peu intuitif et certains de ses mécanismes continuent pour moi d’être complètement obscurs après six heures de jeu – je suis resté bloqué en mode « génération aléatoire », ce qui me permet de remarquer les nombreuses possibilités offertes par le système sans pour autant en saisir les subtilités de prise en main. Forcément, ça fait tache. Mais, typiquement, c’est précisément ce genre de problèmes que je m’attends à retrouver dans un AA, donc je n’arrive pas à en vouloir aux développeurs. Pour moi, l’essentiel de la mission est rempli : le jeu est charmant, agréable à prendre en main dans ses mécanismes centraux, et propose un flow général maîtrisé, avec un bon enchaînement d’activités, de la variété, et une belle importance accordée à l’exploration d’un univers plaisant à parcourir. L’avatar bouge bien, on a constamment une impression de vitesse, de liberté et de légèreté, les contrôles répondent globalement bien et les mouvements sortent sans trop d’effort. Les développeurs ont pensé à plein de petites choses, comme l’affichage à l’écran des combos possibles en fonction de nos mouvements en cours, le signalement subtil de points d’intérêt à explorer. Le journal de quêtes est clair, le monde est construit de manière à récompenser la hardiesse. C’est mignon, c’est sympa, c’est pile poil assez bien fait pour donner envie de continuer à jouer et zapper les choses qu’on ne veut pas faire, parce qu’on ne les aime pas ou parce qu’on ne les comprend pas. Bref, c’est de l’open world bien fichu.


Et c’est surtout de l’open world très joli. Je ne m’y attendais pas, mais l’univers de Biomutant possède un charme singulier, avec une direction artistique franchement maîtrisée et un bilan technique honorable. Il se dégage de cet univers postapocalyptique coloré un réel magnétisme, entre les panoramas majestueux, l’herbe vert pétard caressée par le vent, les drôles d’animaux qui gambadent dans tous les sens, les textures et shaders bien choisis, le tout emballé dans un Unreal Engine 4 qui assure fluidité et stabilité. L’animation bien décomposée du petit marsupial que l’on contrôle, le jeu d’échelles convaincant avec la grandeur des reliefs qui nous entourent... tout cela donne au monde une réelle personnalité, qui est donc (cadeau bonus au fond du baril de lessive) soutenue par une réelle maîtrise technique donnant aux zones les plus ouvertes un certain parfum de jeu next-gen. Pas tout le temps, c’est sûr, mais dans l’ensemble, je me suis pris une petite claque technique qui n’était pas franchement prévue au programme.


Mais il y a plus important. Très clairement, même s'il copie des trucs à droite à gauche, Biomutant, comme nombre de ses copains européens à demi-budget, n'oublie pas l'essentiel, qui est d'avoir une âme. Alors tant pis si tout n’est pas parfait par ailleurs : l'aspérité, encore davantage que pardonnable, est précisément l'un des signaux que je recherche dans ce genre de production. L'imperfection qui prouve que les développeurs ont accordé une priorité ailleurs, le défaut qu'on apprend à tolérer parce qu'on comprend qu'autre chose a été soigné à la place. Et puis, Biomutant a un atout de taille : sa légèreté. Le sérieux martial d’Assassin’s Creed me gonfle, son côté extrêmement codifié aussi ; Biomutant a quant à lui la bonne idée de capitaliser sur un scope plus modeste et une tonalité plus amicale pour proposer une aventure au parfum différent, et ça suffit. En fait, le jeu est d’ailleurs davantage à rapprocher d’un Immortals : Fenyx Rising, dont il partage la philosophie enfantine et l’ambiance légère, mais avec un supplément d’âme et d’intérêt lié à l’aspect très original de la direction artistique (qui lorgne un peu plus du côté d’un Fable ou The Outer Worlds, deux de mes doudous principaux dans le genre « DA féérique »)… mais aussi du gameplay, un peu « mutant » lui aussi donc, mais plus dynamique et vivant surtout grâce à sa dimension beat’em all globalement bien balancée. Enfin, aux plus anciens auxquels Biomutant fait du gringue, l'atmosphère et le feeling général du jeu pourront aussi rappeler feu Jade Empire de Bioware, avec ses notes orientalisantes assez douces et harmonieuses, ses personnages de peu de mots et son équilibre entre action et aventure, et j'admets y avoir été très sensible.


Je pourrais repartir sur les défauts du jeu, en grand nombre. Sur cette philosophie de game design légèrement perverse reprise d’AC Odyssey, où l’on se retrouve à devoir choisir son camp dans un guerre de clans artificielle sans fondamentalement en ressentir l’importance. Sur cet alignement bon/mauvais complètement gadget. Sur ce mixage sonore à moitié démoulé qui rend les feedbacks assez insatisfaisants. Sur ce putain de narrateur aussi, consistant à confier à un unique doubleur l’intégralité de la voix off et des dialogues de tous les personnages qu’il reprend à la troisième personne en mode « conte » : insupportable à la longue, rendu encore plus comique par les efforts (vains) de l’acteur à comprendre le sens des lignes qu’il se retrouve à débiter, qui tente un humour moyennement heureux entre deux fautes de grammaire, trois erreurs de traduction et cinq oublis de pronoms. Bref, tout ce qui fait des jeux eurojank des produits traditionnellement cassés et pas finis. Sans la moindre surprise, il manque à Biomutant quelques mois de développement, et une poignée de décisions de design sensées, pour être tout-à-fait à la hauteur de ses promesses. Mais c’est le contrat qu’on accepte, cet accord tacite en échange duquel on gagne quand même le droit de jouer à un jeu autrement plaisant, avec pile poil ce qu’il faut d’originalité et de cassage de codes pour renouveler le parfum d’une recette par ailleurs trop bien connue. J'ai été largement client. Chose intéressante aussi, Biomutant jouit de son scope plus réduit pour proposer un open world aux dimensions plus humaines : en découle une aventure un peu plus ramassée, plus respectueuse du temps du joueur, où l’on cherche un peu moins à le retenir captif, avec des aménagements bienvenus qui donnent l’impression d’être face à une aventure finissable à 100% sans que cela ne vire à la corvée. Les open worlds modernes m’ont aussi lassé par leur échelle excessive qui exigent un investissement de temps absurde. Avec ce jeu, on a l’étonnant plaisir de ne pas être contraint à consacrer sa vie à un passe-temps interminable. C’est aussi l’un des attraits de l’eurojank : savoir quand s’arrêter.

boulingrin87
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le 24 juil. 2022

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Seb C.

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