Ceux qui me lisent savent que je ne suis pas le plus grand fan de CD Projekt. Ou plutôt, des jeux CD Projekt, car je continue régulièrement de faire mes achats sur la plate-forme DRM-free GOG.com, mais c’est un autre débat. Bref, je n’aime pas trop les jeux de ce développeur car ils se présentent comme des RPG mais n’en sont pas vraiment. Tout ce que je recherche dans le genre : développement du personnage, liberté de choix, maîtrise de la progression, sobriété et efficacité de l’écriture… n’a jamais vraiment répondu à l’appel dans les Witcher, auxquels je reproche surtout d’être trop verbeux, répétitifs, avec un character development pas très intéressant, et surtout terriblement simplistes en termes de gameplay. Il y aurait beaucoup à (re)dire sur chacun de ces jeux, donc pour ceux que ça intéresse, je me contenterai de faire un rappel vers mes anciennes critiques (spoilers : dont l’ancienne version de Senscritique garde en mémoire un nombre faramineux de dislikes, ma vie est dure).
Du coup, j’y étais préparé, à détester Cyberpunk 2077. Ça fait même un an et demi que je m'entraîne à lui taper dessus, j’avais des phrases toutes faites pour expliquer encore une fois que CD Projekt aurait fait les mêmes erreurs, que le jeu nous enverrait des heures de baratin stérile à la figure, que les compétences seraient à moitié bidon, que la maturité de l’écriture servirait de cache-misère à la pauvreté du game design et finirait de toute façon par être agaçante car elle serait insérée au chausse-pied à chaque minute de l’aventure. J’avais aiguisé toute ma mauvaise foi pour tirer sur l’ambulance transportant un jeu déjà bien mal en point, bugué jusqu’au trognon, poursuivi depuis longtemps par des hordes de joueurs moqueurs et d’interminables patch notes défilant les unes après les autres dans le mépris général. Et puis, après un an et demi de sommeil dans ma bibliothèque, j’ai ressorti la boîte du jeu, et j’ai vu l’accroche : « Cyberpunk 2077 est un jeu d’action-aventure en monde ouvert ». Premier malentendu dissipé : Cyberpunk 2077, de l’aveu même de ses développeurs, n’est pas un RPG.
Mine de rien, cet aveu m’a fait repartir sur des bases plus saines. J’ai arrêté de chercher la pertinence des mécaniques rôlistes. J’ai accepté que le scénario me balade avec un personnage au background imposé, qui connaît déjà l’univers et ses personnages. J’ai cessé de chercher, aux montées de niveau, une façon de me tailler une expérience de jeu sur mesure par le choix de nouvelles compétences. D’ailleurs, celles-ci ont des effets si minces qu’on sent tout de suite leur aspect gadget : 10% d’efficacité en plus pour tel type d’arme, 15% de rapidité de chargement pour tel autre type d’arme, 20% de dégâts de chute en moins, etc. Dans Cyberpunk 2077, le système de montée de niveau se pose comme une sorte de bonus servant à doucement personnaliser son personnage, mais sans pour autant imposer une direction précise au style de jeu, qui pourra toujours rester diversifié selon l’envie du moment. Après une trentaine d’heures, certaines approches deviennent un peu plus évidentes que d’autres, mais il est tout à fait possible pour un joueur ayant décidé de maximiser ses compétences de hacker de partir tout-à-coup sur un style de jeu bourrin à mi-parcours, ou pour un as des armes à feu, de bifurquer vers l’infiltration quand il le souhaite. Les compétences orientent vaguement la progression, mais jamais au point de conditionner un style de jeu au détriment des autres. C’est même tout le contraire : Cyberpunk 2077 fait en sorte de maintenir une liberté d’approche tout le long de l’aventure, en susurrant au joueur des possibilités à travers un level design très hétérogène, ici organisé de façon plutôt ouverte, là plus vertical, plus loin bourré de gardes, là encore infesté d’objets électroniques à pirater. Le game design des missions du jeu est très proche des Deus Ex modernes, à ceci près qu’il laisse le joueur libre de délaisser ses éventuelles spécialisations pour tenter des approches encore jamais essayées. Et ça fonctionne plutôt bien.
Ca fonctionne bien car Cyberpunk n’est donc pas un RPG. J’y ai retrouvé des morceaux de GTA pour la ville ouverte en free-roaming, les passants, la conduite et les coups de fil des copains. Des petits bouts d’immersive sim avec la vue à la première personne, qui bénéficie d’un body awareness très travaillé et surtout jamais trahi, toute l’aventure étant vécue à travers les yeux du personnage. Des embryons de RPG évidemment, avec des points d’expérience, des montées de niveau et des attributs offerts selon notre application à respecter un style de jeu en particulier. Mais l’aspect RPG n’est pas le plus évident dans sa partie mécanique. CD Projekt a fait un choix intéressant : celui de déporter la dimension rôliste des mécaniques vers la narration. Si on y réfléchit, c’est très cohérent, dans la mesure où Cyberpunk 2077 est issu d’un jeu de rôles papier à forte scénarisation. Du coup, dans le jeu vidéo, on vit un rôle davantage à travers l’histoire qui nous est racontée, la façon dont on la vit à la première personne, celle dont on déroule les cinématiques, choisissant souvent nos répliques grâce à nos attributs, et sans autre incidence que les lignes de dialogue qui s’ensuivront. Quelque part, Cyberpunk nous offre une liberté complètement fakée dans la scénarisation, en balançant à tour de bras des options de dialogue inutiles car aboutissant toutes au même embranchement (qui sera de « faire la putain de quête »). Mais dans The Witcher 3, c’était amené par un jeu de champs/contrechamps d’une répétitivité et d’une mollesse absurdes, quand Cyberpunk 2077 s’arme, lui, d’une mise en scène du futur, avec des personnages entièrement motion-capturés, qui bougent et s’expriment naturellement, au point de nous donner l’impression d’être dans un film. Et pas dans un mauvais film, d’ailleurs.
Ce n’est pas que dans son monde ouvert et ses activités annexes que Cyberpunk 2077 s’inspire de GTA : il le fait aussi à travers sa scénarisation et la qualité de la caractérisation de ses personnages. Je ne m’y attendais pas, mais les faits sont là, je me suis pris une baffe. Peut-être même d’ailleurs que l’écriture de Cyberpunk va un cran plus loin, car tous les personnages secondaires du jeu ont des attitudes et des dialogues tellement crédibles qu’ils vont bien au-delà du pastiche de réalité qu’est GTA V, au hasard : là où, chez Rockstar, on préfère rigoler avec un scénario satirique et des personnages excessifs, le jeu de CD Projekt préfère une tonalité beaucoup plus littéraire. Le background du jeu est déjà en béton armé, et, s’il est au départ déboussolant d’être lâché dans un univers à propos duquel tout le monde, y compris le personnage qu’on incarne, semble déjà tout savoir, la manière dont le scénario nous permet d’en percer les couches et de nous approprier sa complexité est véritablement brillante. Il est fréquent, surtout au début, que l’on ne comprenne rien à ce qu’il se passe, le jeu imposant un rythme soutenu et de nombreuses rencontres dressant un univers presque fouillis. C’est souvent après coup, à la faveur d’un document glané quelque part, d’une ligne de dialogue optionnelle, d’une quête secondaire, que l’on pige quelque chose vécu un peu plus tôt dans l’aventure. Le joueur commence sa partie en retard par rapport à son personnage de la compréhension du monde et de l’histoire, et le scénario est construit de telle manière à ce que l’on rattrape ce retard petit-à-petit, en fonction de notre persévérance. C’est l’une des récompenses du jeu et l’un des aspects-clés de la dimension RPG, qui s’écrit en arrière-plan, en nous proposant de façonner notre personnage à la lumière de ce que l’on comprend être Night City, ses habitants et ses guerres intestines. Un choix culotté, qui aurait pu foirer complètement mais qui tient debout par la grâce de la plume des scénaristes.
L’histoire convoque une somme d’enjeux impressionnante que l’on apprend progressivement à assembler, et entre lesquels on tisse des liens. Le cœur du scénario se retrouve au niveau d’une puce insérée de force dans le cerveau de notre personnage, qui l’oblige à cohabiter avec la conscience d’un autre être humain disparu des années auparavant. Ces deux consciences découvrent avoir des intérêts et un passé commun, et à l’intrigue de se mettre progressivement à parler évidemment de transhumanisme, tout en traitant des maux évidents d’un monde cinquante ans dans le futur : toute-puissance des corporations, explosion de la misère, retour de la traite des humains les plus pauvres, technologies clandestines souvent tournées vers le snuff et le porno… chaque personnage que l’on rencontre est marqué à sa façon par les détraquements du monde, et évolue dans ou autour d’une ville, Night City, dont le centre et les environs sont modélisés avec un sens du détail sidérant, avec à la fois beaucoup d’imagination, de réalisme, et un sens aigu de l’anticipation en qui concerne l’urbanisme, l’organisation des routes et des bâtiments. L’univers du jeu est extrêmement organique et fait partie des éléments, avec les personnages et les dialogues, qui permettent au scénario complexe et fascinant de s’épanouir pleinement. Même s'il est techniquement inutile, l'aspect exploration est même fondamental, tant la simple balade est encouragée : le travail minutieux sur la moindre ruelle, le GPS assez innovant qui calcule notre itinéraire selon qu'on soit à pieds ou en véhicule... il y a toute une somme de détails qui invite simplement à déambuler dans la ville, à profiter de son ambiance, comme un touriste de la déliquescence, et ça marche du tonnerre, au point que je n'ai presque jamais utilisé la fonction de voyage rapide.
On peut alors poursuivre la partie en considérant Cyberpunk 2077 comme un RPG « de film ». On joue dans notre propre Blade Runner. On y rencontre des personnages avec lesquels on tisse des liens, dont on aime recevoir les appels sur notre téléphone, on choisit soigneusement les réponses aux questions qu’ils nous posent, tout en sachant que ça n’aura pas d’importance, mais pour le simple plaisir d’entendre notre personnage les prononcer et nos interlocuteurs, y réagir. On construit notre mise en scène d’histoire cyberpunk. Sur le papier, c’est du rôlisme light, voire bidon. Dans les faits, la qualité exceptionnelle de la mise en scène, la manière dont sont construites les cinématiques interactives, l’interprétation des différents personnages, leur aspect incroyablement vivant et réaliste permettent à cette approche de tenir la route. Le scénario incroyablement rythmé aussi, qui a un sens du plot-twist comparable à une bonne série télé. On peut alors se laisser aller aux plaisirs de l’exploration, des petits ateliers de gameplay classiques du GTA-like contemporain, qui mis ensemble forment un tout sans grande originalité mais réalisé avec savoir-faire. On se perd des heures dans les rues, on flâne, remplissant une myriade de quêtes secondaires toutes scénarisées. Et là, on accepte de ne pas jouer à un véritable RPG. On accepte Cyberpunk 2077 en tant que « jeu d’action-aventure en monde ouvert ».
Je n’ai pas fait le jeu avant cette version 1.5, et force est de constater qu’il reste encore de nombreux bugs. Les portes des ascenseurs aiment rester fermées, les personnages prendre des T-poses pendant les cinématiques, les portières des voitures se fermer sans un bruit, les IA voir à travers les murs, les balles toucher à travers le béton, et dans l’ensemble, le moteur du jeu aime encore un peu trop les retours bureau. Et, bien sûr, pour profiter de la beauté futuriste du jeu, il vaut mieux avoir une configuration idoine : je n'atteins même pas les 60 FPS en RT Ultra avec une 3090 et un Ryzen 7 5800X. Mais, tout bien considéré, je préfère voir ces problèmes comme des maux acceptables pour profiter du jeu. J’aime trop recevoir les appels de Judy, rouler dans la pampa avec Panam, zoner dans Little China à la recherche d’implants ou traquer des cyberpsychos aux quatre coins de la ville. J’aime regarder des danses sensorielles, envoyer des textos à mes potes, me prendre le chou avec mon squatteur de conscience, enquêter sur des crimes crapuleux, jouer les chauffeurs pour des politiciens véreux. J’aime jouer mon rôle de pion dans cette grande ville malade bardée de néons, faire mon trou au milieu des hôtels de passe et des sièges de corpos corrompues, marcher sur les trottoirs crados en regardant les hologrammes de poissons géants. J’ai accepté que je ne jouais pas à un jeu de rôle, et bizarrement, cela me permet de mieux me concentrer sur mon rôle. Un paradoxe parmi d’autres dans un jeu qui en regorge, pour le pire et, plus souvent, pour le meilleur.