C'est dans les vieux pots...
Chopé au hasard d'une des nombreuses promotions de GOG.com après avoir succombé aux charmes de « Divinity II », encouragé par la promesse d'un léger remastering offrant le support de la plupart des résolutions existantes ainsi que la VF d'origine, ce qui est trop rarement fourni avec les oldies (à noter : toutes ces belles choses sont intégrées à toutes les rééditions du jeu, sur Steam, GOG ou en boîte via l'anthologie récemment parue), c'est avec tranquillité, mais sans attente particulière, que votre serviteur a lancé « Divine Divinity » pour la première fois en août 2013. Entendons-nous bien : entamer pour la première fois un RPG vieux de plus de dix ans, en vue isométrique et alors qu'on s'est habitué aux superbes graphismes des jeux de rôle de la génération actuelle, ça ne déclenche pas forcément une crise de fanboyisme aïgu, surtout quand on n'est pas particulièrement fan de la caméra, parfois synonyme de hack'n'slash bas du front. Ce sera donc l'occasion de découvrir une chose très vite : « Divine Divinity » est un hybride RPG et hack'n'slash, avec un net penchant en faveur du premier. Le développement de personnage, classique (trois classes, trois arbres de compétences) demeure particulièrement complet, et se révélera au fil de la progression savamment étudié pour que chaque compétence possède au moins un avantage unique qui personnalisera sensiblement l'expérience de jeu de celui qui la développe. On a dont le mage, le voleur, le guerrier, lesquels offrent chacun leur liste de compétences qui demeurent accessibles à toutes les classes, ce qui permet, sur la durée, de construire des personnages relativement polyvalents (un guerrier avec des notions de crochetage, un mage qui sait se servir d'une masse, un voleur avec une barre de vie de trois kilomètres, pourquoi pas – quel que soit le « build » que l'on développe, les développeurs auront prévu au moins un gros cas important qui en tirera particulièrement profit). Les premiers pas dans le jeu sont également l'occasion de se rendre compte qu'on a les statistiques traditionnelles de force, constitution, intelligence et agilité, avec une barre de vie, une barre de mana et une barre de vigueur dont on comprend tout de suite le fonctionnement à condition d'avoir déjà touché à un jeu de rôle dans sa vie.
Les premières heures de « Divine Divinity », malgré la clarté du concept, se parcourent dans une certaine douleur : le jeu n'est pas facile au début, on se débrouille comme on peut en allers-retours entre le premier donjon et un lit de camp fiché à l'extérieur du village, on zigzague entre les ennemis qui rôdent autour d'Aleroth. Les joueurs familiers à l'univers de Larian qui ont pris le train en marche retrouveront les hauts lieux de la saga, ici mis en scène pour la première fois : le royaume de Rivellon, le patelin d'Aleroth et ses alentours gavés d'orcs en patrouille ; plus tard, Bourg-du-Marais et la cité de Verdistis. Ça fait tout drôle de les découvrir en vue isométrique, laquelle n'est pas dépourvue d'élégance, notamment dans les résolutions élevées. Il faut le dire, visuellement, « Divine Divinity » a bien vieilli. Les décors en 2D sont fins, la taille de la map et l'aspect « free roaming » qui s'en dégage (même si en réalité il y a plusieurs zones, chacune est immense et donne l'impression d'un monde à part entière, un peu à la manière de « Divinity II » mais en beaucoup plus accentué) donnent au jeu un cachet assez contemporain. La clarté des mécaniques est également un bon point : on comprend facilement les enjeux du développement de personnage, et chaque montée de niveau est l'occasion non d'un épluchage de wiki pour se renseigner sur les compétences disponibles, mais simplement de bon sens et d'une vision à long terme. Ce qui est acquis, on s'en rend compte plus tard, n'est jamais perdu : une compétence de voleur augmentée soi-disant en vain pour un guerrier lui permettra d'accéder à la guilde des voleurs, de la magie pour ce même guerrier lui permettra de se soigner en mangeant autre chose que de la viande, une bonne dose de vigueur pour un mage sera l'occasion de courir à l'aise sans se préoccuper de son état de fatigue... il y a des centaines de cas de figure possibles faisant qu'un personnage, même développé de manière erratique ou « personnelle », finira toujours par avoir le dessus dans certaines situations clé, et que progresser sera toujours possible.
La taille du monde n'est pas pour rien dans cette réussite. « Divine Divinity » est immense, en termes de superficie mais aussi de densité. À la manière d'un « Gothic », dont il partage une certaine philosophie de jeu de rôle à l'occidentale, le titre de Larian est bourré de quêtes secondaires, de petits secrets dissimulés ici et là, de PNJ bavards délivrant des indices ou des missions qui encouragent le joueur à explorer, quitte à se faire massacrer par des monstres trop forts et à revenir à la maison en courant. On prend ses marques petit-à-petit, hasardant des avancées dans un donjon, retournant à la surface s'occuper de monstres plus faibles ou de quêtes anodines, et c'est peu à peu que son personnage prend corps, de manière naturelle et sans avoir eu l'impression d'en baver outre mesure. Dans l'ensemble, le dosage de la difficulté est remarquable et on prendra un malin plaisir à laisser en plan un ennemi trop difficile pour revenir le calmer une poignée de niveaux plus tard, ou même à nettoyer un donjon une fois équipé de l'arme tant convoitée. Au bout de trente heures de jeu, « Divine Divinity » n'aura pourtant délivré qu'une petite partie de ses secrets : le joueur est constamment invité à la « sérendipité », cet art de flâner sans raison nette pour tomber sur un point d'intérêt (quête, lieu étrange, énigme bien dissimulée ou carrément porte vers un nouveau monde) qui le fera rempiler pour une poignée d'heures. Bien sûr, il faut faire attention à sa puissance, à ne pas s'aventurer dans des zones trop impitoyables. Le sentiment de progression délivré par le jeu est assez grisant, et la plupart du temps on a l'impression de jouer à un vrai jeu de rôles plutôt qu'à un « vulgaire » hack'n'slash, car le loot n'est pas franchement mis en avant et l'expérience se gagne, certes en nettoyant les zones, mais aussi en progressant dans le scénario, ce qui ne peut se faire qu'en se faisant les dents sur des quêtes secondaires plus tendres. Tout vient très naturellement, même pour quelqu'un de rétif aux RPG des années 90/2000, dans la mesure où les développeurs ont mis l'accent sur la clarté du système : concrètement, si on se fait défoncer, c'est simplement qu'il faut revenir plus tard. Au pire, certaines quêtes un peu obscures nécessiteront pour les moins patients l'usage d'un wiki, mais le net n'en manque pas.
Pour le reste, c'est du Larian tel qu'on le connaît aujourd'hui. Il y a de l'humour, pas mal de lecture pour les plus rôlistes d'entre nous, une certaine dérision mais en même temps un amour palpable pour cet univers médiéval-fantastique, scénarisé avec talent et passion. Au chapitre des menus défauts, la version française, d'époque, aurait peut-être mérité un ravalement car certains défauts de traductions persistent ; de même, le son crachote à certains passages, mais rien de vraiment dommageable. De manière générale, en jouant à « Divine Divinity » en 1600x900 (ou quelque chose du genre), on tient simplement un authentique RPG, visuellement charmant, dont les mécaniques à la fois limpides et raisonnablement exigeantes demandent un investissement de temps et d'effort considérable sans être excessif. On est donc dans un trip nettement moins hardcore que les indés d'aujourd'hui (le jeu est largement plus « user friendly » que des titres comme « Legend of Grimrock », par exemple) mais cependant plus exigeant que certaines soupes casual insipides autoproclamées GOTY (« Skyrim » et « The Witcher 2 » auraient tous deux des leçons de game design à prendre de « Divine Divinity »). Le titre de Larian s'inscrit dans la droite lignée du genre tel qu'il existait à cette époque, qui a vu paraître « Morrowind » ou « Gothic II ». On peut quelque part considérer « Divine Divinity » comme le pendant isométrique de ce dernier, avec une écriture, une richesse de jeu assez similaire, quoique le titre de Larian soit plus accessible que ces deux-là. Sa durée de vie, très bonne (cinquante heures les doigts dans le nez, en ayant loupé des trucs), la pertinence de son design, la qualité de son world design et la précision de son équilibrage en font un titre majeur, à ranger aux côtés des jeux de Bethesda et Piranha Bytes des années 2000. Un titre à faire, même en 2013, pour qui est nostalgique du temps où l'Occident savait encore faire de vrais RPG, ni trop durs ni trop simples, ou pour qui a apprécié Divinity II et souhaite remonter aux origines de la saga. Enfin, que ceux qui préfèrent le jeu à l'archéologie, et qui d'ordinaire ne sont pas friands des vieilleries, y jettent un œil avisé : mieux que contemporain, « Divine Divinity » à l'occasion de sa réédition est même presque en avance sur son temps, et y jouer sera un bon moyen pour les backers de « Project Eternity » et autres revivals du RPG old school de découvrir, avec un peu d'avance, à quoi ressemblera très probablement la grande mode de l'an prochain sur PC.