La somme de toutes les peurs
Ce jeu est bon, mais je ne l'aime pas autant que j'aurais du. Voilà comment je peux en substance résumer mon expérience sur Dragon Age: Inquisition, qui est peut-être le WRPG le plus ambitieux et aussi le plus exaspérant depuis Skyrim. C'est un jeu très différent des deux premiers, extrêmement riche d'un point de vue mécanique, assez courageux dans l'approche, théoriquement plus hardcore que Dragon Age II (évidemment) et même qu'Origins (plus surprenant). Son gameplay est une sorte de remise à zéro de toute l'"école Bioware", on sent une volonté ferme de repartir sur de nouvelles bases sans pour autant faire la nique aux fans de la première heure. Inquisition drague sec les bouffeurs expérimentés de WRPG en leur proposant une montagne de contenus, de petites mécaniques d'apparence innocente qui en réalité bâtissent un gameplay d'une richesse presque décourageante, où le nombre de paramètres à prendre en compte pour progresser dépasse de loin la quasi-totalité de la concurrence. Concrètement, Bioware a réalisé ici son travail de plus grande envergure depuis Mass Effect 1 ; à l'image de ce dernier en son temps, il marque certainement l'entrée du studio dans une nouvelle ère. Rien de moins.
Une nouvelle ère faite de grands espaces, d'enjeux politiques systématiquement traduits dans le gameplay, d'une absence déroutante de rails dans un univers ouvert que chacun serait libre d'explorer à sa guise, à son rythme. En théorie. Le jeu commence si violemment, avec si peu de tact, que même les joueurs les plus aguerris seront un instant sonnés par la liberté qu'il offre, quand après un tutorial assez maigre on se retrouve propulsé dans une immense zone montagneuse qui tient plus de l'environnement ouvert que de l'instance habituelle du WRPG made in Bioware. C'est grand, presque trop, il y a beaucoup de choses à faire, presque trop aussi (certainement trop, en fait), et on est lâché tout seul dans un monde dont on ne peut que deviner, à défaut de pleinement comprendre, la densité. Après dix heures de jeu, on n'a toujours pas mis le doigt sur chacune des mécaniques de jeu, qui semblent toutes vouloir s'aligner sur une certaine mode, décalquent une référence mondialement connue en l'adaptant à sa sauce. Ceux qui trouvaient Dragon Age II trop dirigiste et pâle seront servis : Inquisition est une bouillie de clins d’œil, un melting-pot d'idées récupérées chez les concurrents dans l'espoir que naisse ainsi le WRPG ultime, celui qui ferait simultanément tout ce qu'on voit ailleurs et, par conséquent, serait meilleur que tous les autres jeux pris séparément.
En pratique, on se retrouve avec un mélange follement ambitieux de MMORPG offline à la Kingdoms of Amalur, de simulateur d'univers fantasy à la Skyrim, le tout agrémenté d'une invitation (d'un braquage ?) au grind tout droit récupéré des derniers RPG japonais de Square Enix (Final Fantasy XII en ligne de mire). Les jeux de pouvoir et d'alliances sentent le Gothic, les innombrables ressources à farmer ont l'air d'avoir été chopées de n'importe quel JRPG récent et ces foutues quêtes de collection disséminées absolument partout (P-A-R-T-O-U-T !) semblent être extraites d'un Assassin's Creed ou d'un Saints Row. Il existe même un onglet spécial du journal de quêtes dédié à ces saloperies, qui sont des tableaux, des plantes rares, des bidules, machins, boulons, écrous et trucs qui, pour certains, pourront être ramenés à l'intendant du coin à l'occasion de quêtes de récolte que World of Warcraft lui-même n'aurait pas renié. En gros, après une heure de jeu, le journal contient environ quinze quêtes, dont : sept activées en lisant des lettres dans l'herbe ou sur des tables, défiant toute logique scénaristique pour piocher dans le folklore MMO ("Je suis si inquiète, ma mère est malade. Il faut que je lui apporte une potion", écrit la demeurée qui préfère remplir son journal intime plutôt que de passer à l'action), cinq en parlant à des PNJ qui larbinisent l'élu(e) en une phrase ("Va me chercher ça, et TG"), deux en appuyant sur le mauvais bouton sur la carte du monde et une dernière, la principale, qui ne tardera toutefois pas à se ramifier en quarante-trois sous-quêtes indiquant heureusement où il faut aller sur la carte.
De Skryim, Dragon Age: Inquisition reprend la narration à deux vitesses, c'est-à-dire cette agaçante propension à fournir à chaque type de joueur l'expérience idéale, ce qui en reste souvent au stade de l'intention. Les dialogues parlés, très concis, ne fournissent presque aucune indication sur le lore, à l'exception de certaines séquences importantes de la quête principale, afin de laisser les bourrins bourriner. Pour découvrir les dessous des cartes ou simplement comprendre pourquoi on fait une quête, il faudra le plus souvent se reporter au codex, d'une richesse proprement monstrueuse, où sont progressivement déverrouillés des pages entières de l'histoire de Férelden et d'Orlaïs, de la Chantrie, des Templiers et des nombreuses divinités, sous-factions, ministres et autres généraux qui constituaient par ailleurs le socle de Dragon Age: Origins. Le fan en aura clairement pour son argent, tant et si bien qu'en restant attentif aux différentes entrées dans le codex, on passera plus de temps à lire qu'à jouer... sans pour autant que la lecture apporte une plus-value vraiment concrète, connaître l'univers n'étant pas du tout requis pour progresser. Comparé à Dragon Age: Origins ou aux Mass Effect, Inquisition a par ailleurs été sévèrement dégraissé en dialogues in-game, l'essentiel de la parlote servant à fournir les objectifs de quête. On retrouve certes la "roue des émotions", mais celle-ci n'est désormais utile qu'en certains moments clés de l'histoire principale ; la plupart des conversations étant anecdotiques, les développeurs n'ont plus pris la peine de faire les plans rapprochés sur les visages et on passe le plus clair de son temps à parler en vue caméra normale avec possibilité de zapper le blabla pour arriver directement au cœur du sujet. Quand, enfin, la narration s'affranchit de sa filiation MMO, qui finit par arriver, on regrette là encore qu'elle soit empêchée par des choix étranges : de game design, notamment, obligeant le joueur à se fader des séquences spéciales qui sonnaient bien sur le papier (axées sur l'infiltration, la diplomatie, notamment) mais que des choix de game design hasardeux viennent tuer dès les premières minutes.
Toujours récupérée chez Bethesda, cette drôle d'idée selon laquelle le monde entourant le joueur est totalement débile et incapable de survivre par ses propres moyens. Orlaïs et Férelden possèdent une histoire dense, glorieuse, pleine de rebondissements passionnants, mais à parler avec les habitants de ce monde, on se demande bien comment ils ont fait pour survivre et se reproduire au-delà de la préhistoire sachant qu'un fermier n'est pas foutu de s'occuper lui-même de ses druffles et que l'armée de la capitale est incapable de vaincre un groupe de fantômes qu'on poutre à trois sans consommer aucune potion en mode normal. On passe son temps à croiser des PNJ apeurés qui gémissent pour qu'on leur vienne en aide, d'autres censés habiter la région depuis des générations mais infoutus de savoir où se trouve une grotte qu'on repère sans effort à cinq minutes de leur masure. Des guerriers aguerris qui ont fait la légende de leur patrie crèvent contre un mob de base et il faut ramener leurs cendres à leur mère qui ignore tout du conflit, bien que de sa fenêtre on voit des types en armures qui s'étripent. Le pire étant la dissémination de secrets beaucoup trop nombreux et trop mal cachés pour qu'on continue à les appeler secrets : coffres en pleine vue que personne n'a jamais pensé à ouvrir, mécanismes anciens dont on comprend le fonctionnement en trois secondes alors que les meilleurs archéologues ont passé leur vie à les étudier sur des générations et sans aucun résultat (garçon, tu vois, pour ouvrir cette porte il faut aligner les points. Toi comprendre ?).
De FF XII et d'Assassin's Creed, on retrouve ce foutoir de trucs à collecter, un peu comme les drops de Mass Effect en beaucoup plus vaste et en beaucoup plus chiant, où on trouve tout et n'importe quoi, n'importe où, et où on peut en avoir n'importe quelle utilité, ce qui est bien mais un peu énervant quand au fond, tout ce qu'on demande est de sauver le monde, pas de s'enquiquiner avec des bouts de ferraille ou de céramique sans doute très précieux mais bon. Sur le radar, ça brille partout, il y a des points, des losanges, des tentes, des triangles, des yeux, des cercles et des points d'exclamation, d'un peu toutes les couleurs, doré, gris, noir, violet. Tous les deux mètres, il y a une ressource à miner, une plante à cueillir, un animal à tondre, une lettre à lire (elles sont posées directement dans l'herbe, autant ne pas se faire chier), une grotte à vider de ses occupants avant qu'on se rende compte qu'elle n'a jamais été explorée (c'est fou ! C'est à deux secondes à pied de la principale route du pays et elle est visible comme l'entrée du tunnel sous la Manche mais personne n'a jamais eu l'idée d'y aller). TOUS les PNJ sont des handicapés mentaux incapables de résoudre leurs problèmes par eux-mêmes, glorifiant le héros et sa troupe pour n'importe quelle raison. La troupe même, composée de plusieurs compagnons sélectionnables à la façon Bioware qui ne se révèlent que rarement, est une bande de héros qui passe son temps à juger les actions du joueur (Machin approuve, Bidule désapprouve légèrement) sans que cela ait une foutue influence sur les relations entre les membres du groupe, quasiment inexistantes malgré un jolis vernis appliqué ponctuellement pour faire croire le contraire.
Je pourrais encore continuer des pages et des pages en parlant du contenu de Dragon Age: Inquisition, quitte à le critiquer toujours plus, mais il faut admettre que tout ce qui est présent dans le jeu est présent en grandes quantités, ce qui est devenu un argument suffisant pour la majorité des joueurs (il suffit de voir le succès des jeux dont Inquisition s'inspire) ; et surtout, il faut admettre qu'il y a énormément de choses dans ce jeu, beaucoup de mécaniques très différentes les unes des autres qui construisent une expérience multi-facettes à la richesse étourdissante. Dragon Age: Inquisition est un jeu par essence hardcore, car on peut tout y faire. L'exploration, les quêtes, la collecte, les compétences. Un système d'échiquier politique avec points de réputation, enrôlement de conseillers et gestion de conflit à grande échelle assez bluffant, quoique décourageant au début (et même après le début...). Prenons par exemple cette idée brillante : quand il le souhaite, le joueur peut faire un point à la table d'état-major, où il réunit les conseillers et observe une carte politique du monde. Ici, les interactions possibles sont multiples, les ressources à prendre en compte sont diverses, il y a la réputation, la puissance, les points de pouvoir (distincts des points d'expérience). Chaque statistique a une utilité dans la façon de progresser. En prenant son temps, il est possible de planifier assez précisément sa progression et d'en retirer une immense satisfaction, rôliste autant que concrète, car on a vraiment l'impression de mener sa propre "inquisition" et d'être aux commandes de décisions politiques ou stratégiques qui ont un impact significatif sur la progression, ouvrant l'accès à certaines compétences, zones ou quêtes dotées chacune de leur utilité propre.
Sur le papier, tout fonctionne en termes ludiques : c'est réfléchi, c'est pesé, et on sent que Dragon Age: Inquisition est la nouvelle recette Bioware, une sorte de jeu-somme aux multiples ramifications qui saura captiver les joueurs en demande de contenu, de richesse. C'est aussi le cas pour le système de combat, hérité du premier et dont on retrouve la saveur tactique à condition en mode cauchemar (la fameuse pause tactique est totalement inutile en modes normal ou difficile). Là où le bât blesse, c'est au niveau de la cohérence, de la crédibilité, du maintien d'un ton épique qui s'écroule trop souvent dans un badinage inconsistant. Les enjeux, très nombreux, ne parviennent pas à cohabiter en harmonie : on ne peut pas à la fois demander au joueur de sauver le monde, et lui faire s'occuper des chèvres de Monsieur Seguin ou de l'obliger à cueillir des fleurs pour l'idiot du village. Cette recette très prisée par les J-RPG et les MMO ne trouve pas ici un bon mélange, les ingrédients sont mal dosés, manquent de grâce ou d'impact, difficile à dire - c'est artificiel, emprunté. De plus, tout en étant rempli ras la gueule d'infos, d'icônes et d'entrées de codex en tous genres, le jeu échoue bizarrement à être clair sur certains points-clés, comme la gestion de l'inventaire, la montée en puissance de son armée maison ou le niveau des ennemis (il n'y a aucun indicateur de la puissance des divers mobs qui se promènent un peu partout, obligeant le joueur à engager les combats "au jugé"). D'ailleurs, ces mêmes monstres respawnent impunément, ne délivrant que de faibles quantités d'expérience et reléguant l'action pure au rang d'étape imposée, certes brillamment exécutée mais avare en récompenses autre que de petits objets. Pourtant et en dépit de tout, Dragon Age: Inquisition est une véritable machine de guerre susceptible de tout emporter sur son passage, bien plus offensive ce que les reviews assez polis ou la publicité discrète d'EA semblent dire. Si on réussit à se conformer à son rythme, à rentrer dans cet esprit d'abandon total à des mécaniques innombrables et fragiles, c'est une potentielle extase, une sorte de jouissance ultime (et infinie dans le temps) mixant un peu tout ce qui fait les RPG bankables d'aujourd'hui. Il faudrait même être de mauvaise foi pour reprocher à Bioware d'avoir à ce point bouleversé les fondamentaux, de sa série comme de son "workflow" en général, tant on s'éloigne, ici, de ce qui a fait le succès de Mass Effect et Dragon Age: Origins.
D'une certaine façon, on est dans la nouveauté. Même les graphismes, entièrement revisités avec le moteur Frostbite, marquent l'entrée dans une nouvelle génération de jeux vidéo. Sur PC avec tous les curseurs au maximum, le jeu est d'une beauté étourdissante, les textures sont nettes, les expressions faciales splendides. Bon, là encore Bioware se foire un peu, car cette beauté technique n'est pas dénuée d'une certaine froideur, d'un aspect figé et terne qui prouve qu'il ne maîtrise pas encore vraiment l'open world. L'univers du jeu est grand, beau et varié, mais ne vient en rien titiller la suprématie d'un Skyrim en termes de direction artistique, laquelle reste encore trop timide, scolaire, pour un open-world : le level design est assez confus, notamment. Par ailleurs, on paie le prix d'une telle beauté par des temps de chargement insupportables et beaucoup trop longs, en particulier pour charger une partie. En général, la surabondance de quêtes de remplissage, le manque de jugeote des PNJ de tous bords, le manque de personnalité concret du jeu hors de ses mécaniques montre bien qu'il s'agit d'un produit mutant et pensé pour l'être. Si on aime l'artisanat, l'humilité, la force tranquille, celles précisément qu'on retrouvait dans Mass Effect ou Dragon Age: Origins, on pourra développer une allergie à la complexité encyclopédique, mais un peu vaine, de cet Inquisition. Malgré tout, en acceptant de se conformer à son rythme irrégulier, en se contentant de l'apprécier pour sa phénoménale beauté technique ou pour sa chronophagie grossière mais réelle, Dragon Age : Inquisition délivrera une expérience certes un peu bâtarde, mais efficace.
[MAJ, 16/02/15 : je remonte la note d'1 point après avoir beaucoup persévéré dans le jeu, et j'édite quelques morceaux du test.]