S'il était sorti de l'esprit d'un autre créateur, Eliza n'aurait sans doute même pas éveillé mon intérêt. Mais voilà, le jeu est produit par Zachary Barth, pape mondial du jeu de programmation à qui l'on doit, entre autres, les très reconnus Spacechem, Opus Magnum ou Shenzhen I/O. Un peu plus qu'un développeur de jeux, Barth est un pédagogue qui se sert de ses jeux comme d'un véritable moyen de partage des connaissances : une sorte de professeur, finalement, qui connait tout du code et déploie à chaque jeu des trésors d'inventivité pour transmettre sa passion à ses joueurs-élèves. Alors quand un type comme lui se met en tête de produire son propre visual novel sur la thématique des intelligences artificielles et de l'évolution des technologies, la curiosité s'impose.
Eliza, comme les autres jeux de Zachtronics, est écrit par Matthew Seiji Burns, l'autre membre de Zachtronics et aussi la "plume" du studio ; celui qui raconte l'histoire derrière les puzzles. Pour Eliza, les puzzles ont disparu. Ne reste que l'histoire. Celle d'Evelyn, programmeuse d'une trentaine d'années qui revient travailler dans son entreprise à la suite d'un longue absence. Eliza, son programme, est une intelligence artificielle qui officie comme psychotérapeuthe virtuelle et conseille des milliers de clients dans le monde. Avec le joueur, Evelyn réalise le pouvoir pris par l'intelligence artificielle, son côté extrêmement lucratif, mais également les questions morales qui vont avec son exploitation et sa commercialisation. A la manière d'un épisode de Black Mirror, le jeu va raconter, à travers sa protagoniste, les dérives possibles d'un monde devenu esclave des technologies ; et, à travers l'histoire d'Evelyn, l'histoire plus simple et intime d'une jeune adulte en recherche d'identité.
Eliza ne dure pas plus de quatre heures, ne propose que peu de choix et consiste surtout, comme tout visual novel, à cliquer pour faire défiler les dialogues et à baragouiner de temps en temps une courte réponse histoire de nous donner l'illusion d'avoir un impact. C'est ainsi. Il suffit alors de l'accepter pour se laisser porter par l'ambiance mélancolique du récit, tout en étant stimulé par les questions ouvertes qu'il pose à tout instant. L'expérience est courte, mais creuse juste ce qu'il faut ses sujets sans sombrer dans la redite. Les dialogues sont remarquablement concis et percutants, avec une écriture simple mais raffinée qui réussit à faire passer beaucoup d'émotions en peu de mots. C'est beaucoup, mais ce n'est pourtant pas tout.
Connaissant Zachtronics, on aurait pu penser qu'Eliza, l'intelligence artificielle qui donne son titre au jeu et qui est par ailleurs inspirée de la réalité, aurait été au coeur de l'écriture ; or, il n'en est rien, et c'est peut-être ce qui rend ce visual novel aussi singulier. En adoptant pleinement le point de vue d'une héroïne humaine vulnérable et en proie à des questionnements intimes, le "jeu" réussit à nous faire communier entièrement avec celle-ci, au point de faire passer le postulat de départ techno-philosophique en toile de fond. Evelyn, que l'on incarne, est un personnage infiniment touchant, écrit avec la plus grande pudeur, avec juste ce qu'il faut de mystère pour qu'on puisse s'identifier à elle, et quand même suffisamment défini pour dresser de véritables enjeux narratifs. Sa personnalité douce et détachée est campée à merveille par l'actrice qui la double, tandis que l'ensemble des visuels du jeu (décors, personnages, interface...) adoptent un style extrêmement réaliste tout en étant étrangement apaisants. On peut vivre Eliza comme une sorte de séance d'ASMR de luxe tant la mélancolie que ce jeu diffuse a un côté douillet et reposant, sans jamais paraître dans l'excès ni la gratuité ; c'est d'ailleurs peut-être l'une des nombreuses couches du mille-feuille thématique que le jeu nous invite à décortiquer.
Malgré son sujet dystopique, Eliza troque volontiers les habits du thriller contre ceux du drame. Mais pas ceux du drame lacrymal avec violons par paquets de douze, non. Une sorte d'histoire simple, à la fois paisible et triste, qui interpelle tout en faisant réfléchir sur des thématiques variées. La technologie, mais aussi le monde de l'entreprise, les inquiétudes de l'âge adulte, les blessures de l'enfance, le contrôle de sa destinée sont des thématiques convoquées avec aplomb et simplicité. Ensemble, elles racontent une histoire qui a la puissance simple de la vie. Secrètement, je m'attendais à ressentir de telles émotions, parce qu'un jeu narratif développé par un génie de la programmation ne pouvait que donner un résultat surprenant.