Alors que je suis en ce moment en train de jouer à « Red Dead Redemption 2 », je me rends compte à quel point il existe chez moi une sensation de jeu qui est spécifique aux titres de « Rockstar Games ». Si je devais vous expliquer la chose rapidement et synthétiquement, cela consisterait en une sorte de mélange ambigu entre de la lassitude et de l’addiction. Un sentiment qui m’interpelle toujours. C’est un peu comme si chaque nouveau jeu de chez « Rockstar » rappelait deux évidences aussi fascinantes que contradictoires : ce studio a visiblement compris ce qui fait l’efficacité d’un bon jeu vidéo, mais d’un autre côté il semble aussi toujours buter sur les mêmes problèmes, ce qui l’empêche de véritablement évoluer dans son art. Alors après c’est vrai que d’un jeu à un autre, l’équilibre entre mon sentiment de lassitude et celui d’addiction n’est jamais vraiment le même. Il n’empêche qu’il existe un titre qui, chez moi, opère une balance parfaite et résume au fond le mieux ce que c’est vraiment qu’un jeu « Rockstar ». Pour moi ce jeu, c’est ce fameux « GTA V ».
« Fameux », oui. Parce que parler de « GTA V », c’est parler d’un monstre de l’industrie du jeu vidéo. Un budget historique de 137 millions de dollars à sa sortie fin 2013. Une longévité d’exploitation sur deux générations de machines avec, au bout du compte, plus de 100 millions d’exemplaires vendus (chiffres de décembre 2018), ce qui le place en troisième place des jeux les plus vendus dans l’histoire du jeu vidéo après – excusez du peu – « Tetris » et « Minecraft ». « GTA V » est un phénomène, et un phénomène qui marche… Ce qui ne l’empêche pourtant pas de trôner en queue de peloton du top 111 de SensCritique. Comme quoi je ne dois pas être le seul à dire de ce jeu qu’il est certes génial mais au fond pas si génial que ça non plus.
Pour être honnête avec vous, « GTA V » et moi, au départ, ça a été très compliqué. En gros, ça a commencé par deux ou trois heures de jeu qui ont failli se conclure avec ma manette encastrée dans l’écran. Une pause de quelques jours avant de tout reprendre depuis le début. Quelques séances qui m’ont amené à faire une dizaine de missions et puis un nouvel arrêt à force de lassitude. Et puis enfin, une dernière reprise, un mois plus tard – encore en reprenant tout depuis le début – et là, ce fut le point de départ d’une très longue addiction qui me fera dépasser la barrière fatidique des cent heures… (Chose ultra rare chez moi : les rares jeux de ces deux dernières décennies qui rentrent dans cette catégorie se comptent sur les doigts de la main.) Alors que s’est-il passé vraiment ? Comment moi, avec le recul, j’analyse cette bascule ?
Pour qu’il y ait bascule, il faut clairement que le jeu sache pousser son joueur à passer un cap dans sa manière d’appréhender et d’investir ce qui est proposé. Moi, ce qu’il a fallu que je dépasse, c’est la narration et la rigidité. Parce que oui – et c’est tout le paradoxe des jeux « Rockstar » – on ne cesse de vanter les libertés qu’offrent leurs openworlds mais, dans les faits, nombreux sont les instants et les aspects qui sont très dirigistes et donc – au mieux - très frustrants. Toute l’introduction de ce jeu est d’ailleurs pour moi l’exemple type de ce qui ne faut pas faire. On fait un in medias res, ce qui est quand même très con en termes d’immersion du joueur dans son personnage, puisqu’on nous plonge dans un gars, dans un lieu et dans une action qu’on ne cerne pas. D’ailleurs le jeu est contraint de nous tenir la main à chaque instant, de nous expliquer ce qu’il faut faire, répondre, pour être dans le fil de l’intrigue. Franchement, quitte à nous imposer une histoire, autant ne pas nous laisser jouer dans ce cas ! Qu’on puisse poser la manette et être spectateur plutôt que d’être tiraillé entre la compréhension de l’intrigue, l’apprentissage des commandes et l’exploration des possibilités (ou plutôt des non-possibilités) qui nous sont offertes. Ainsi se retrouve-t-on à faire sauter des coffres qu’on nous apprend à faire sauter sur l’instant même, à conduire à toute berzingue une voiture en direction d’une planque qu’on ne connait pas, pour suivre un plan qu’on n’a pas pris le temps de nous expliquer parce que, techniquement, notre personnage le connait… (Sauf que nous, joueur, bah c’est pas le cas : c’est ballot !) Et voilà que tout ça enchaine ensuite avec un autre personnage qu’on ne connait pas, avec une autre intrigue qu’on ne connait pas, tout ça pour faire une course dans une ville que le personnage connait mais pas le joueur, la finalité étant de rallier un point que les deux concurrents connaissent par cœur… sauf le joueur ! Sur plus d’une heure de tuto, tout est fait à l’envers : on n’explique pas l’essentiel ; on pose des contraintes en termes de timing et d’action ; on ne laisse aucune marge de manœuvre au joueur pour expérimenter par lui-même, à son rythme et à sa façon… Fruuuuuuuustration !
Alors les défenseurs du jeu me diront : « oui mais ça ce n’est que le début, après la phase de tuto c’est open bar ! On fait ce qu’on veut ! » A cela je répondrais « oui mais non ». Oui c’est vrai qu’après cette mission, on m’ouvre absolument toute la map avec une liberté totale laissée au joueur de lancer des missions comme ça lui chante, et ce qui sera sur le long terme la force du jeu. Seulement, en attendant d’enquiller les heures afin de se familiariser avec la logique de cet univers, il faut clairement que le jeu parvienne à tisser une forme de fil conducteur – une trame – à partir de laquelle le joueur pourra rentrer progressivement dans ce champ de possibilité sans se retrouver planté là-dedans sans aucun jalon ni aucune finalité. Or, le problème c’est que cette mission là, le jeu ne la remplit pas. C’est tout ou rien. Soit on est lâché dans la nature sans objectif et ce sera la soif de tourisme qui nous guidera, soit on rentre dans une mission et là on se retrouve tracté par un fil tellement rigide qu’on passe le plus clair de son temps le nez dans le GPS pour savoir où on doit aller et ce qu’on doit exactement faire. Le joueur n’a généralement aucune marge dans sa manière d’aborder la mission. Si le personnage que l’on joue a décidé de la jouer sauvage, alors il faudra la jouer sauvage. Point barre. That’s it. Pas de juste milieu. Touriste perdu ou robot obéissant. Fruuuuuuuustration !
Seulement voilà, il faut reconnaître que, passé une petite dizaine d’heures, on commence à se familiariser avec les commandes, les possibilités offertes par le jeu, et aussi avec ces trois personnages qu’on nous laisse incarner. Progressivement, ce n’était plus les missions qui se sont mis à m’intéresser mais le chemin proposé entre les missions. Un événement aléatoire, une curiosité paysagère ou bien une ruelle suscitant la curiosité sont devenus autant de prétextes pour s’égarer et s’aventurer. Et là, à partir de ce moment, ce fut une nouvelle façon de jouer à « GTA » qui s’est offerte à moi. Chaque partie commençait par : « allez on va aller faire cette mission chiante pour laquelle j’ai aucune motivation mais, qui sait, ça va peut-être débloquer des trucs… » et au bout de trois heures je me retrouvais à l’autre bout de la map en train de faire tout autre chose, certes secondaire, mais tellement plus fun.
Aussi, sur ma grosse centaine d’heures de jeu, tout ce que j’ai retenu de ce « GTA V » ce fut : la joie ultime de gagner un marathon malgré la foutue cloque au pouce que ça m’a refilé ; ces heures passées à avaler le bitume au volant d’un cabriolet tout en écoutant la flopée de tubes qui passent à la radio ; ces journées entières d’exploration à vélo ; ce défi qu’on s’était fixé avec des potes à vouloir absolument voler coûte-que-coûte un char d’assaut et un avion de chasse ; le trip de commander un taxi pour rentrer chez soi le soir (et écouter pour l’occasion la musique latina du chauffeur) ; flaner ; se laisser surprendre par un événement aléatoire et rager en écrasant la personne sans le vouloir une fois la mission (presque) accomplie ; et puis surtout flaner et encore flaner, observer et s’extasier en voyant tout cet univers vivre… Et c’est là soudainement que la frustration laisse la place à l’excitation ; que de la lassitude je passe à l’addiction.
Mais ce qui est paradoxal au fond avec ce « GTA », c’est que son aspect presque schizophrène maintient chez moi une attitude toujours en équilibre entre d’un côté un réel plaisir qui m’a souvent fait dépasser les plages horaires que j’allouais à ce jeu, et de l’autre cette lassitude que procurait, soit des missions très répétitives et à l’intérêt assez limité (seuls les casses tiennent la route à mon sens, notamment parce que – pour le coup – l’orchestration d’un braquage peut justifier la rigidité de son application), soit des errances qui finissent toujours par aboutir sur du rien ; sur une absence de progression.
Et c’est finalement peut-être là que se trouve la source du succès et de la limite de ce « GTAV », elle tient dans le fait que ce jeu repose sur un monde constitué d’une multitude de détails qui forcent le respect et la curiosité. Le problème c’est que de cette multitude, ce jeu ne parvient pas à en faire un tout cohérent qui a sa propre progression. A tout fragmenter ainsi, on laisse certes beaucoup de liberté au joueur mais on ne lui propose pas de véritable aventure libre. A défaut d’une aventure, il faudra savoir se satisfaire d’une multitude de petites aventures, mais des aventures qui fonctionnent parce que chacune d’entre elle nous fait découvrir des détails toujours au top.
En fait, c’est assez fou de tirer ce bilan, mais le succès de « GTA V » ne repose peut-être finalement que sur la quantité de pognon mise sur la table. Grâce à tout ce pognon, « Rockstar » a pu se payer le meilleur son de son temps. La seule B.O. de ce jeu veut le détour mille fois. Grâce à tout ce pognon, « Rockstar » a pu développer un monde immense qui défie les limites techniques de son époque. Les seuls changements climatiques dans ce jeu suffisent à me rendre gaga. Enfin, c’est aussi grâce à tout ce pognon qu’on a pu payer suffisamment de gens pour vérifier que parmi toutes ces activités, aucune ne bugait ou n’était pas accessible. En soi, rien de génial. Ou plutôt si, une incroyable accumulation de petits trucs géniaux…
Franchement, quand on y réfléchit, la formule est simple, voire simpliste. Mais bon, elle marche. Donc comment cracher sur une formule qui marche ? C’est vrai que j’aurais largement préféré que les missions soient plus ouvertes et moins répétitives, qu’on nous laisse plus de choix dans notre manière de nous construire en tant que gangsta (on ne peut même pas choisir sa baraque dans ce jeu : la lose quand même !) ; j’aurais même aimé qu’on nous laisse une marge dans notre manière d’investir nos gains ou de nous comporter dans la ville, de telle manière à ce que ça ait une incidence directe sur ce que devient Los Santos en tant qu’espace à vivre. Oui, j’aurais aimé tout ça. Au bout d’un moment, voir ça dans un « Rockstar Games » ça me ferait plaisir. Mais bon, à croire que la formule marche trop bien pour être changée. D’un côté ça me gonfle mais de l’autre je suis le premier à reconnaitre que mon expérience dans ce « GTA V » fut globalement très positive et plaisante. A partir de là, peut-on encore se plaindre qu’un jeu nous frustre ou nous lasse quand derrière il est capable de nous rendre addict à ses mécaniques jouissives ? En tout cas, me concernant, la question pour ce « GTA V » comme pour les autres jeux « Rockstar » reste ouverte…