En raison d'une sombre histoire de droits, il semble que, de tous les jeux d'Éric Chahi, Heart of Darkness reste le seul privé de remake ou de réédition, et ce, à jamais. Manque d'autant plus cruel qu'on en aura bouffé, du Another World (édition 15ème, 20ème anniversaire !), du Flashback (le sordide remake de Vectorcell). C'est terrible, parce que le jeu est presque introuvable sur le net, que sa version française est encore mieux dissimulée, qu'aucun site légal ne propose de le récupérer malgré l'insistance d'une communauté plutôt vaste (le jeu fait partie des plus demandés sur GOG.com). À côté de cela, comme pour porter un coup fatal, Bruce Broughton, le compositeur de la musique du jeu, s'est récemment retrouvé au cœur d'une polémique le privant de concourir aux prochains Oscars. Du coup, il faut ressortir son CD-Rom du grenier, mater quelques let's play ici ou là, lancer une playlist Youtube pour se réécouter la bande originale ou revoir ces mythiques cinématiques originales compressées en 15 images par seconde.
Heart of Darkness, c'est quoi ? D'abord, l'aboutissement (ou du moins, ce qui était voulu comme tel) des techniques employées par Chahi sur Another World et Flashback : le même genre d'histoire, le même gameplay, la même atmosphère intraterrestre revus et corrigés avec les techniques de 1998 et l'argent d'un gros éditeur. Le jeu commence en plein milieu du cosmos, dans l'esprit d'Andy qui fantasme un voyage à travers les astres. La caméra louvoie d'une planète à l'autre pendant qu'on lit le générique (Chahi donc, mais aussi Bonnell, Savoir ou Delaporte, qui réalisera quelques années après le film d'animation "Kaena"), que se déploie la bande-son absolument hypnotique de Broughton. Petit à petit, on devine une voix qui s'amplifie, la voix d'un professeur qui parle de plus en plus fort tandis que la caméra se rapproche de la planète Terre. Andy est réveillé, mis au coin, le cours continue mais le joueur comprend une chose : comme Another World et Flashback, Heart of Darkness se vivra dans une sorte de réalité alternative, un monde dont on ignorera tout des codes mais qui nous restera familier pour peu qu'on possède un peu d'imagination.
Précisément, l'imagination peut tout. En 1991, Another World se déroulait dans un univers inconnu mais familier, que l'on apprenait à connaître en se fiant à son intuition. Le joueur le découvrait à peine que déjà il le faisait sien, considérant les puzzles en une sorte d'agrégat compact et logique formant la mécanique de jeu autant que le monde lui servant d'écrin. Malgré son aspect intensément cinématographique (les scènes scriptées étaient partout, sidérantes et percutantes), le jeu conservait une philosophie très pure du game design : le contrôle du personnage primait en toutes occasions, et c'était en incarnant l'avatar qu'on vivait pleinement le jeu, non en restant spectateur de séquences cinématiques (par ailleurs rarissimes). Le scénario flottait au-dessus de l'expérience, comme une sorte de prétexte, une invitation à jouer qui n'avait aucun sens en elle-même : on se retrouvait projeté dans un monde inconnu, et quoi ? C'était tout, au joueur de faire le reste. Au joueur de construire son histoire. Another World laissait en cela planer le doute sur la vérité de la sienne, semblant demander avec une fausse négligence si c'était seulement possible de se téléporter dans un univers extraterrestre pour y vivre des aventures aussi folles. Heart of Darkness, lui, joue la même carte : dès le départ, on se retrouve propulsé dans un monde qui ne peut pas exister, et qui pourtant est là, matérialisé sous nos yeux par la grâce de l'imagination d'une personne - celle du héros, et celle du développeur.
Malgré sa demi-tonne de scènes cinématiques, Heart of Darkness ne rejette jamais cette vision du jeu. C'est très fort, car il n'est pas évident de faire passer un jeu du format indépendant au format industriel sans en gâcher l'essence. Par exemple, la découverte du gameplay est amenée de façon très fine, tout à fait muette, alors que le jeu lui-même s'autorise de longs bavardages. Dans Another World, on sortait à toute vitesse d'un bassin, armé de ses seuls pieds et mains. Ici, c'est une autre affaire : le héros est armé d'un pistolet pouvant détruire des ennemis et des morceaux du décor, et la lumière a des propriétés particulières sur l'univers. Le joueur n'est renseigné sur rien, aucune touche n'apparaît à l'écran, mais pourtant tout se comprend très vite, dans des écrans fixes chargés d'une atmosphère étrange ramenant au premier succès de Chahi. En fait, c'est comme si on jouait à Another World, avec plus d'idées, de plus beaux graphismes, et une idée directrice laissée absolument intacte.
Le plus beau dans Heart of Darkness, c'est la délicatesse avec laquelle les mécaniques de jeu sont amenées, et l'intelligence avec laquelle elles sont exploitées, généralement jusqu'à leur plein potentiel. Cette espèce de pistolet à énergie est en lui-même une source infinie de possibilités, qui, combiné avec d'autres fonctionnalités brillamment gérées (la lumière, les plantes, les multiples et singulières formes de vie rencontrées) donne lieu à un level design éblouissant, d'une clarté parfaite et par ailleurs amplifiée par l'extrême peaufinage de la courbe de difficulté. Le jeu a beau être très scénarisé et riche de multiples séquences cinématiques, toute sa dimension ludique est extraordinairement bien pesée, bien pensée. C'est du travail d'orfèvre, visant aussi à plus d'accessibilité que les précédents jeux de Chahi qui pouvaient quelquefois agacer par le flou des objectifs. Dans Heart of Darkness, chaque énigme résolue est un émerveillement, chaque tableau découvert pose une foule de questions conceptuelles, chaque niveau inspire une profonde curiosité, une envie d'en découvrir tous les singuliers rouages - qui sera toujours satisfaite.
Il y a tout dans Heart of Darkness, tout ce qu'on peut espérer d'un jeu de plates-formes en 2D. Les concepteurs ont imaginé une myriade de situations (brillantes) combinant différentes mécaniques en les exposant avec beaucoup de finesse et de naturel. La variété qui faisait quelquefois défaut à Another World est ici un élément de premier plan, qui pourtant jamais ne sacrifie à la cohérence de l'univers, toujours compact et structuré malgré sa délicieuse folie. C'est un autre point fascinant de ce jeu : son monde, ses graphismes, ses musiques, formant un ensemble d'une puissance étourdissante. Chahi et le studio Amazing ont pris le pari, risqué, de cinématiser au maximum un jeu qui n'avait pas forcément besoin de l'être afin de rallier le public le plus large possible. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la réussite est à la hauteur des ambitions. Hors mécaniques de jeu, Heart of Darkness a été produit dans la tradition la plus rigoureuse du film d'animation. En son temps, les projets cinématiques fleurissaient déjà beaucoup sur CD-Rom (Sanitarium, Atlantis, Myst...), et la concurrence n'était pas tendre. Pourtant, Amazing a réussi à l'atomiser avec une qualité de production qui ne souffre d'aucun reproche, et qu'on a même du mal à retrouver dans des productions récentes et plus friquées. Pensé comme à la fois comme un film et comme un jeu vidéo grand public, Heart of Darkness est parcouru de bout en bout d'un souffle épique qu'amplifient une partition musicale inoubliable (le meilleur travail de Bruce Broughton, qui a pour l'occasion dirigé l'Orchestre philarmonique de Londres), une direction artistique à la fois attirante et inédite (fascinants paysages à la croisée de Disney et de Star Trek - le graphiste principal partira réaliser son propre film quelques années plus tard) et un mixage sonore et visuel qui donnent l'impression de regarder un dessin animé.
Et les adultes dans tout ça ? C'est le reproche qui a été formulé au jeu, qui, pour les fans de Chahi, s'adressait à un trop large public. Pour compenser le côté enfantin de l'histoire, les développeurs ont attribué à Andy des morts extrêmement violentes (démembrements, éviscérations, transpercements) et les scènes cinématiques sont quelquefois ponctuées de... gros mots. Cela donne au jeu un côté un peu mutant, égaré entre fable enfantine et trip un peu plus hardcore. La fin, notamment, est assez folle, grondant d'une violence sourde à la limite du malaise, pour, à la toute dernière seconde (littéralement) opérer un virage à 180 degrés que tous attendaient mais qui reste paradoxalement d'une redoutable efficacité. Sans doute parce que comme Another World, Heart of Darkness se parcourt d'une traite, qu'il est si prenant, si envoûtant et si jubilatoire qu'on ne veut pas le lâcher avant de l'avoir terminé. On finit l'expérience avec de sublimes musiques dans les oreilles, l'impression d'avoir vécu une aventure à la fois totalement épique et magnifiquement vaine. On le redit, chez Chahi, l'imagination fait tout ; et même quand on montre tout, il reste toujours une petite place pour stimuler le cerveau et les sens, qu'occupe, ici, un amour absolu pour le récit et pour le jeu. On aura difficilement fait mieux dans le genre. On regrette, infiniment, de devoir faire des pieds et des mains pour rejouer à ce jeu ; les plus téméraires pourront quand même tenter d'entrer en contact avec la société Amazing, désormais reconvertie tout à fait dans le multimédia (on peut notamment les voir crédités sur la réalisation de plusieurs DVD de films de cinéma).
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