L’œuvre cryptique de Cardboard Computer continue son bonhomme de chemin. C'est avec le même rythme lent, légèrement frustrant, que l'on reprend les aventures de Conway et de ses camarades de voyage, ces marginaux errant à la recherche de la toujours très hypothétique Route Zero, dont on a depuis longtemps oublié où elle pouvait bien mener. Mais après tout, l'important, c'est le voyage, pas la destination. Une maxime rebattue qui trouve ici l'un de ses apôtres les plus éclatants : rarement dans un jeu vidéo aura-t-on été autant ravi de ne pas savoir ce qu'on fout, ni pourquoi. Dans les premiers épisodes, on se régalait d'un parti-pris graphique unique à base de polygones bien coupants, d'une caméra mobile aux mouvements précalculés savamment étudiés, d'une bande-son extrêmement soignée tant dans le général (musiques très puissantes et brillamment produites) que dans le particulier (le moindre bruitage est frappant de réalisme et de netteté). On retrouve dans cet Acte 3 la même direction artistique, toujours aussi tranchée, toujours aussi pure, toujours aussi singulière : ça transpire la maîtrise, dans les couleurs, dans les sonorités, dans le moindre travelling de caméra qui amplifie la majesté et le mystère de chaque lieu traversé. S'il fallait rattacher cet épisode à une section du Voyage du héros théorisé par Campbell, ce serait le ventre de la baleine : les personnages traversent des lieux immenses et vides, hantés par une mythologie à la fois suffocante et informulée, où c'est le joueur lui-même qui peindrait les signes tribaux sur les parois.

On est toujours face au même « fill it yourself », une sorte de squelette de jeu qu'il reste à compléter par des émotions, un challenge et un but. Bien sûr, cette obsession à refuser de livrer les clés de l'œuvre est la grande marotte des jeux indépendants du moment. Mais quand bien peu y réussissent (parce que pas assez de moyens, pas assez de conviction ou simplement pas assez d'intelligence), Kentucky Route Zero gagne sur toute la ligne. L'interrogation sans réponse que constituent les dialogues, l'énigme de l'enchaînement des lieux et des péripéties, tout cela agit sur le joueur comme une sorte d'anesthésiant qui empêche de penser. Kentucky Route Zero tient parfois du puzzle game sans solution, avec son contenu indéchiffrable, ses instructions incompréhensibles mais qu'on suit malgré tout, ses symboles étranges et contradictoires (le cheval, emblème de l'aventure, synonyme à la fois de liberté et d'emprisonnement, dont on ne sait jamais s'il est sauvage ou domestiqué quand il apparaît à l'écran). Très doucement, on se laisse envahir par une petite musique bizarre qui nous serine de ne pas nous en faire, qu'on ne sait rien de rien et que c'est mieux ainsi. Les répliques, tout particulièrement, et le changement très fréquent du personnage que le joueur fait parler, transforme la moindre scène en une sorte de monologue intérieur à la fois paisible et totalement schizophrène. On avait envie de glisser le mot « lynchien » dès la fin du premier acte, qui ressemblait tellement à une adaptation officieuse d'Inland Empire. Maintenant, c'est certain, les développeurs ont encore plus creusé dans cette direction, faisant du voyage de leurs pieds nickelés une sorte de gigantesque introspection racontant tout et son contraire. Plus que jamais, Kentucky Route Zero, c'est l'empire de l'intérieur : une carte des États-Unis réduite à une succession d'énigmatiques motifs spirituels, une sensation de perte intime qui va croissant au fur et à mesure que s'enchaînent les lieux et les conversations, et toujours cette profonde conviction que rien n'est compréhensible mais que tout est vrai ; un sentiment rare, puissant, que très peu de jeux d'aventure abstraits réussissent à délivrer, et qui ici ne lâche pas d'une semelle.

Il y a plusieurs moments très forts dans cet Acte 3 : la chanson d'une jeune motarde à la voix diaphane, l'exploration de la mémoire d'un ordinateur défaillant, la découverte d'une civilisation perdue sous un cimetière où les gens ressemblent à des morts. On retrouve d'ailleurs Conway blessé à la jambe au début de cet épisode, marchant à l'aide d'une prothèse grésillante et incertaine qui rappelle les gros pixels d'un ordinateur ancestral. Dans cet univers, les souvenirs sont générés par des machines, la mémoire est suggérée par d'étranges lignes clignotantes qui remplacent progressivement les êtres vivants. On sent qu'on est sur le point de plonger plus profond encore au cœur d'un système inconnu quand, toujours en quête de cette inaccessible Route Zero, on se perd dans les tréfonds d'une cathédrale déserte, où la religion elle-même devient l'affaire de morts-vivants en cravate et où le sens de la vie se résume au souvenir d'une chanson désespérée poussée par une jeune femme rencontrée par hasard. Qu'est-ce que ça veut dire ? Rien. Et tout. La pupille s'embue, l'esprit se perd dans une brume de mélancolie, le cerveau s'égare dans des interrogations impossibles, et dont il est impossible de se défaire. Kentucky Route Zero, c'est Lynch, mais c'est aussi bien plus que ça : c'est un jeu qui fait semblant d'être fauché, mais qui recèle de telles richesses, conceptuelles, matérielles, jusque dans sa production purement technique qui déploie de véritables trésors pour rendre le monde crédible. Lentement, Carboard Computer s'affirme comme une sorte de Telltale alternatif pour grandes personnes, esprits malades et gens de goût. On verra jusqu'où ils vont, mais tout ça augure du meilleur...
boulingrin87
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le 16 mai 2014

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Seb C.

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2

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8

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