Il fallait sans doute un développeur du pays pour oser s'emparer à nouveau de l'univers de L’œil Noir, jeu de rôles médiéval-fantastique, sorte de Donjons et Dragons teuton popularisé au milieu des années 80. Enfin, popularisé... peu connue chez nous, cette licence aura surtout connu la gloire dans son pays d'origine, malgré de belles tentatives pour l'exporter. Hors des frontières allemandes, L’œil Noir a eu droit à quelques adaptations en jeu vidéo, parmi lesquelles la série Realms of Arkania (également signée par un développeur teuton, Attic Entertainment). Avec celle-ci, la version point and click de Daedalic Entertainment en est l'un des plus gros produits dérivés ayant atterri partout en Europe. En ce qui nous concerne nous autres francophones, est-ce une raison suffisante pour s'y intéresser ? On le sait, le point and click n'est plus de première jeunesse ; on le sait aussi, Daedalic, véritable stakhanoviste du genre, n'inspire pas spécialement confiance avec son rythme de sorties délirant qui ferait passer Steven Soderbergh pour un narcoleptique aigu.
Mais : Les Chaînes de Satinav, ça vaut le coup. Pas tant, finalement, pour l'exploitation d'une licence qu'on aimerait certes mieux connaître, que parce qu'il a une gueule pas possible, que c'est une invitation au voyage, à la contemplation, à la poésie. La première gifle sera d'ordre visuel. À l'inverse de la plupart des jeux Daedalic, généralement dessinés dans un style enfantin, ce jeu est une véritable peinture, un spectacle sans cesse renouvelé de tableaux qui revendiquent un aspect "fait main". Malgré des animations simplistes, c'est beau, coloré, vivant. Plutôt scolaire dans son style médiéval fantastique, le titre préfère un certain classicisme qui lui sied à merveille avant de dévoiler, dans ses derniers instants, une sorte de folie furieuse (architecturale, picturale) qui impressionne. De la demi-centaine de jeux Daedalic disponibles sur le marché, Les Chaînes de Satinav constituent leur plus belle réussite.
La seconde gifle, quant à elle, tarde un peu à arriver : le scénario, là encore basé sur la mythologie de L’œil Noir, se noue et se dénoue progressivement, offrant une lecture très puissante de plusieurs mythes universels. On louvoie entre une infinie naïveté (la fée super sexy et innocente, la ville assiégée par des corbeaux synonymes de malheur, le voyage initiatique aux traits gros comme du pinceau-brosse) et une dureté qui laisse parfois sonné, notamment dans les tableaux finaux. On pense souvent à Neil Gaiman ou Paulo Coelho, de ce dernier on se remémore Pilgrim qui commence un peu de la même façon. Le récit fait sens, commence dans une vraie et pure simplicité pour dévoiler plus tard sa complexité et sa finesse, quand s'entrecroisent les destins, quand émergent des enjeux tout à coup moins fallacieux. Au milieu de tout cela, les énigmes, fonctionnelles, s'inscrivent dans une progression où l'on va du simple à l'atroce en passant par le faisable. Dans l'ensemble, le jeu reste accessible ; un passage particulier, cependant, complètement fou, fonctionnant sur une logique irréelle et pourtant palpable, réussit à embrouiller les neurones et la perception. C'est plutôt bien trouvé dans l'ensemble, naturel, souvent évident, parfois vraiment hardcore.
Tout n'est pas rose, évidemment. Cela reste un jeu Daedalic, par conséquent mal fini aux entournures, à la peine lors des cinématiques. Les développeurs ont limité les dégâts en créant des séquences animées façon "flash", donc ça passe à peu près, mais on sent qu'il manque au jeu le temps et le budget dont bénéficiait pourtant le genre il y a une dizaine d'années. Ça fait toujours mal de voir qu'entre ces magnifiques tableaux, on n'a pas droit à de belles transitions, que l'histoire n'avance que par des dialogues en plans fixes ou par de pauvres fondus au noir. Mais on y trouvera une partie du charme du titre, celui qui fait la plupart des point and click contemporains réussis : un certain refus de la concession, une tendance à être humble mais implacable dans la victoire. Réussir à émouvoir, à faire voyager, avec une simple palette de couleurs et un script solide reste encore l'un des exploits les plus nobles que le jeu vidéo peut réaliser. De sa main d'artisan (certes un chouïa acharné), Daedalic est parvenu à faire revivre une licence et, plus basiquement, à faire un très joli titre, fort, prenant et plein de sens. Les bons point and click dans l'univers médiéval fantastique étant rares, il serait dommage de ne pas lui laisser sa chance, pour découvrir une licence majeure des années 80 ou simplement pour vivre une belle expérience.
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