Cet orage complique tout. Alors que la cible s’est maintenant réfugiée dans sa panic room et qu’un impressionnant dispositif de sécurité en barre l’accès, c’est l’approche même du bâtiment qui est rendue périlleuse par les éléments déchaînés. Les éclairs qui déchirent régulièrement la nuit permettent aux gardes d’y voir comme en plein jour. Il va falloir redoubler de précautions. Cachée dans un soupirail étroit, la bête attend son heure. Ses deux prochaines victimes font leur ronde dans un petit patio bien éclairé. Un couteau de jet vient percuter l’ampoule, et l’obscurité reprend ses droits. Le premier garde, alerté par le bruit du verre brisé, allume sa torche et se rue à l’aplomb de la lampe. Le second n’a rien entendu, mais est maintenant isolé. La sanction est immédiate : une demi-seconde pour sortir du tunnel, et une demie de plus pour trancher silencieusement le malheureux de bas en haut, qui s’effondre sans un bruit. Un petit mouvement de grappin et le voilà suspendu à une poterne, les tripes à l’air. Il est temps de replonger dans la cachette, et d’attendre son comparse qui vient de boucler son inspection. Si il savait. Un nouvel éclair illumine soudainement le cadavre éventré, et même le fracassant coup de tonnerre ne suffit pas à couvrir son hurlement de terreur. La porte du patio s’ouvre à la volée. Un soldat d’élite se précipite. Trop tard. La peur a totalement pris le contrôle du second garde qui se met à mitrailler la zone au hasard et loge une balle dans la tête du nouveau venu. Merci pour le coup de main, vieux. Secoué de spasmes, gémissant, il sera désormais une proie facile.
Ce genre de séquences brutales au cours desquelles la violence se pare d’une certaine forme d’élégance constitue assurément l’un des plus gros points forts de Mark of the Ninja, production racée signée Klei Entertainment. Un projet qui, sur le fond, s’éloigne singulièrement des précédentes créations du studio : la sympathique doublette de beat’em all Shank. Deux titres complets, au capital fun indéniable, mais qui font bien pâle figure au regard de l’immense plaisir pris à arpenter cette nouvelle pépite. Mark of the Ninja est un écrin 2D qui sublime un genre aujourd’hui souvent simplifié à outrance et inséré au chausse-pied dans les grosses productions : l’infiltration. La furtivité est ici l’unique option viable. Si votre ninja, toujours suivi d’une mystérieuse acolyte, est une impressionnante machine à tuer, il tombera comme une mouche sous la première rafale de mitraillette encaissée. Et le moindre piège mal négocié le réduira instantanément en sashimi. Le bourrin peut donc s’éloigner. Il faudra apprendre la prudence et la patience, savoir jouer avec l’ombre et la nuit, faire preuve de sang-froid et de précision une fois le plan d’action établi.
Cet impératif de discrétion n’est en rien le gage d’un manque de variété. Décomposé en vastes niveaux, Mark of the Ninja laisse au joueur le choix de l’itinéraire et du comportement : assassin impitoyable ou homme invisible. Profiter de l’extraordinaire souplesse et des facultés de diversion de votre héros pour enchaîner les missions de manière totalement pacifique procure du reste une sensation de maîtrise qui n’a pas grand chose à envier au plaisir sadique d’une éviscération au katana dans les règles de l’art.
Quelle que soit l’approche adoptée, le jeu est classiquement construit comme une montée en puissance qui s’inscrit en contrepoint ludique du scénario. Petite parabole sur les effets pervers d’un pouvoir qui consume l’âme de celui qui le détient, il ne décrochera aucun prix mais se laisse suivre sans déplaisir. Dans les faits, remplir les objectifs secondaires et dénicher les parchemins sacrés de votre clan vous octroie des points d’honneur à dépenser entre deux missions pour acquérir de nouveaux mouvements, de nouvelles mises à mort, et enrichir votre arsenal.
Fléchettes empoisonnées, fumigènes, sort de téléportation ou insectes carnivores ouvrent progressivement de nouvelles perspectives, mais doivent être employés avec discernement. La nuée de scarabée vaporise un ennemi, ossements compris (plus de cadavre à cacher) mais ses hurlements de douleur couvriront un large périmètre. Le kunai trempé dans un puissant hallucinogène se retourne contre l’expéditeur lorsque sa victime devenue folle vise brusquement la benne qui vous abrite pour y vider son chargeur sans savoir que vous y êtes dissimulé. Bien équilibré, le système vous impose de choisir à l’orée de chaque niveau deux équipements seulement en complément de votre set de base (katana/grappin/couteaux). Vous n’êtes donc jamais totalement intouchable même si il est assez facile, une fois les grandes mécaniques assimilées, de provoquer de sympathiques réactions en chaîne qui plongeront vos opposants dans la perplexité ou l’effroi.
Mark of the Ninja n’est pas seulement une collection d’idées pertinentes. C’est aussi un modèle de gameplay qui sait distiller sa richesse sans noyer le joueur sous une tonne de jauges et de menus. Votre fantôme se contrôle au doigt et à l’oeil, escalade aisément les murs, gagne sans difficultés les corniches ou les plafonds. Autant de positions adaptées à l’observation de l’environnement et à un état des lieux des forces en présence. Votre champ de vision, très limité, impose ces petits coups d’oeil afin d’évaluer la menace.
L’ensemble des actions contextuelles disponibles s’affiche clairement sur un petit pad virtuel en haut à droite de l’écran, et tout ennemi à la merci d’une exécution se drape d’un halo rouge. L’emploi des équipements passe par la gâchette gauche qui enclenche une “concentration” et fige l’action le temps de faire votre choix et de verrouiller les cibles. Un simple système de cercles matérialise la portée sonore de vos actions ou vous alerte si vous entrez dans le champ visuel d’un garde. En sortir promptement évite le déclenchement de l’alarme et n’initie qu’une petite inspection dont vous pourrez tirer profit.
Face à un large champ de possibilités et devant une telle souplesse de contrôle, on pourrait redouter que le titre ne soit qu’une formalité. De fait, les premières zones traversées tournent vite au jeu de massacre. On se délecte d’y engranger tous les bonus de score possibles en soumettant de pauvres soldats aux pires sévices. Mais la balade ne dure guère, et Mark of The Ninja déploie progressivement une opposition nettement plus consistante. Du sniper “one-shot” à la portée impressionnante au rôdeur totalement inapprochable qu’il faudra esquiver ou abattre en profitant des pièges normalement dressés à votre intention.
Les pièges, justement, se multiplient eux aussi, deviennent vicieux et “bien” placés. Certaines zones instables et fragiles doivent être parcourues avec célérité, et le fracas d’un plancher qui s’effondre alerte inévitablement tout ce que le coin compte d’adversaires.
Sombre et inspiré, Mark of the Ninja bénéficie de surcroît d’une ambiance soignée, fruit d’une direction artistique savamment travaillée. Le style cartoon très typé des Shank est ainsi repris à l’identique, et le trait anguleux donne toujours une vraie “gueule” aux protagonistes. Les environnements détaillés font la part belle aux contre-jours et aux jeux d’ombre, et vous promènent d’un apaisant jardin japonais aux cimes d’un gratte-ciel de verre et d’acier, d’un réseau sombre de catacombes aux ruines d’une antique cité balayée par une tempête de sable apocalyptique. De la variété donc, mais toujours le respect d’une certaine unité de ton, soutenue par un travail sonore impeccable : musiques discrètes, bruitages percutants, V.O sans saillies mais efficace.
Impossible enfin de ne pas saluer le joli travail d’animation. En premier lieu celle de votre assassin, dont la réactivité exemplaire n’entache pas la fluidité désarmante des mouvements. Mais aussi celle des ennemis, qu’il faut voir trébucher en reculant devant une scène insoutenable, ou arpenter en tremblant leur zone de ronde une fois informés de votre présence et de vos intentions. Un bien beau boulot et la marque d’un indéniable soin porté à l’élaboration de l’ensemble.
Difficile donc de ne pas se montrer dithyrambique à l’égard de Mark of the Ninja qui esquive avec brio les écueils habituellement imputés à ce type de productions “à budget modéré” : répétitivité, superficialité du gameplay et des enjeux, durée de vie anémique, manque de finition. Rien de tout cela ici. Une vraie merveille.