Il existe en œnologie le terme de "persistance aromatique", pour désigner la capacité d'un vin à maintenir son goût en bouche bien après que la gorgée se soit consommée. Grossièrement parlant, plus un vin est prestigieux, plus son goût est censé persister. Je trouve intéressant le fait de mesurer la qualité d'un vin à la trace que celui-ci laisse après son départ. C'est pour moi une logique applicable à bien d'autres domaines et j'accorde un plus grand intérêt à ces œuvres qui laissent des traces.
"Paradise Killer" est un jeu d'enquête à la première personne, situé sur une île paradisiaque dirigée par un ensemble de demi-dieux. Au début de l'aventure, notre protagoniste sort d'un long exil pour être sommée de retrouver le responsable d'un crime majeur ayant abouti à l'élimination des dirigeants de l'île. Toute la charge de l'enquête repose désormais sur le joueur, ce dernier étant libre de parcourir l'île comme bon lui semble, interrogeant suspects et témoins, récoltant puis croisant les preuves afin de faire jaillir la lumière de la vérité.
Construire un jeu d'enquête de qualité n'est pas une mince affaire. Un bon scénario ne suffit pas. Il faut également avoir un univers qui tient la route. A l'image de ses couleurs saturées, le monde de Paradise Killer détonne dès le premier contact. Suivant la logique de ses pigments, les personnages sont hauts en couleurs autant dans leur aspect que leurs patronymes ou leurs manières de s'exprimer. Les dialogues sont riches en éléments contextuels et le terrain est parsemé d'objets à récolter, permettant à la fois d'étoffer l'environnement et l'immersion dans celui-ci. La progression de l'enquête est remarquable : les indices s'accumulent avec un rythme constant, en distillant la juste dose de révélations et de nouveaux mystères à investiguer.
Pour autant, je ne peux pas faire de "Paradise Killer" la révolution annoncée par certains commentateurs (1). En continuant sur le fil de la métaphore alcoolisée, je dirais que le jeu m'a donné la même sensation que ces canettes de bière artisanales aux designs colorés (2). Ces dernières m'ont souvent semblé caché des bières correctes mais rarement marquantes, surtout pour le prix où elles sont vendues.
Certes, Paradise Killer détonne, mais cela semble selon moi lié au fait que les développeurs ont compris comment toucher la majorité de leur public. Prenez des couleurs saturées qui évoquent le mouvement synthwave, ajoutez-y des références musicales et visuelles à la vaporwave. Saupoudrez de rappels multiples à la culture japonaise, notamment ses codes typographiques, architecturaux et publicitaires, vous obtiendrez une oeuvre tout à fait cohérente dans ses références mais qui semble malheureusement ne pas pouvoir aller plus loin que celles-ci.
Pour prendre un exemple plus précis, évoquons la musique composée par Barry "Epoch" Topping. Tout comme lui je suis amateur de City Pop. Son travail est tout à fait en accord avec l'environnement visuel. J'ai néanmoins eu tout au long du jeu l'impression d'entendre une "simple" redite des classiques du mouvement, plutôt qu'une véritable tentative de créer quelque chose de différent. Si je devais prendre un contre-exemple, issu d'un autre jeu, je citerais le travail sonore de Garoad sur VA-11 Hall-A. Ce dernier m'a beaucoup plus marqué et je pose l'hypothèse que c'est notamment lié à la variété des références utilisées, combinée à ce qui m'a semblé être une volonté de les dépasser. La même logique se répète sur la plupart des éléments du jeu. L'histoire et les personnages sont tout à fait sympathiques à suivre mais ces derniers m'ont donné l'impression d'être enfermés dans leurs "grandes lignes". Aucun ne m'a réellement surpris, aucun ne m'a laissé avec des interrogations. Chacun reste bien sagement à sa place et il en est de même pour l'intrigue. Sans divulgâcher, celle-ci contient toutes les ficelles les plus classiques du genre : personnages aux ambitions demésurées, protagonistes dissimulés, histoire d'amour tendant vers le crime... Rien de bien neuf à se mettre sous la dent.
"Paradise Killer" fut une expérience agréable et prenante mais qui ne peut atteindre à mon sens le statut de chef d'oeuvre. J'aurais pourtant beaucoup aimé lui donner un tel qualificatif. Pour revenir à ce que j'ai évoqué concernant ces alléchantes canettes de bière (est-ce que cela se voit que j'ai soif ?), lorsque j'en consomme une il y a toujours un moment où je suis tenté de garder l'objet, voir même, pourquoi pas, de débuter une collection. Puis je finis invariablement par me dire que cela n'a pas grand intérêt, que les seules marques qui comptent sont celles que je n'ai pas choisi de garder, qui se sont imprimées malgré ma volonté. Alors le beau design finit à la poubelle. Seul reste le souvenir d'une expérience gustative sensorielle, quelque chose qui ne peut se décrire et donc se garder. Quelque chose qui tient dans le moment et qui finira invariablement, comme tout moment, par se perdre dans les méandres de ma mémoire et du temps. Le Paradis est encore bien loin.
(1) https://www.thegamer.com/paradise-killer-detective-game/
(2) Quelques exemples ici : https://www.instagram.com/craft_beer_design/?hl=en