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Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr Levons un malentendu : le game-designer Lucas Pope, à qui l’on doit Return of the Obra Dinn, n’est peut-être pas le « créateur à message » que...
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le 23 avr. 2020
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Eh bien !
Moi qui commençais à me lasser des quelques « Triple A » auxquels je me risquais de temps en temps, autant dire que mon petit détour en direction des productions indé comme ce « Return of the Obra Dinn » a su me rafraichir plus que je ne l’aurais imaginé !
Mais « ouah ! » quoi…
Juste pour cette structure de jeu totalement originale ; juste pour cette intention globale en termes d’univers et d’ambiance, je ne peux que remercier ce retour gagnant du roi de l'indé, alias Mister Lucas Pope !
Mais quel régal !
Alors c’est vrai, je les vois déjà ceux qui me reprocheront d’être aussi dithyrambique d’entrée pour au final n’attribuer « qu’une » note de 8/10. Après tout c’est vrai : 8/10, ça augure de quelque chose de très bon mais de pas parfait non plus. Eh bah ça tombe bien parce que c’est justement ainsi que j’ai perçu mon expérience de ce « Return of the Obra Dinn » : pas parfaite – et j’insiste sur ce point – mais exaltante malgré tout.
Et pour le coup, mes réserves ne sont pas adressées aux nombreuses restrictions de gameplay qu’affiche ce jeu. Décors dépouillés, navigation lente, interactions vraiment restreintes… C’est vrai qu’au départ ça m’a surpris qu’on ne puisse pas fouiller les coffres, ouvrir les tiroirs ou bien encore se risquer à un petit peu d’escalade sur le gréement. Mais ce dépouillement pour l’occasion se révèle rapidement être une grande force du titre. On nous fait rapidement comprendre qu’on n’est pas là pour agir et interagir, mais bien pour observer et déduire. Il m’a bien fallu quinze à vingt minutes avant de vraiment comprendre ces mécaniques à base de carnet, de boussole et de cadavres retrouvés, mais le jeu est ficelé suffisamment intelligemment pour faire en sorte que ces mécaniques apparaissent rapidement sans avoir à passer par une phase de tuto sans intérêt. Et effectivement, l’effet recherché a été obtenu sur moi. Tout ça m’a dérouté certes, mais dérouté dans le bon sens. « Return of the Obra Dinn » entend nous offrir une expérience de jeu nouvelle et unique – rien que ça – et pour le coup, le moins que l’on puisse dire, c’est que pour une audacieuse tentative, je trouve qu’on est quand même vraiment pas loin du coup de maître.
En gros, qu’est-ce que « Return of the Obra Dinn » ? Une sorte de mélange astucieux entre « escape game » et « Cluedo » géant. Un simple rafiot marchand du début XIXe abandonné au milieu de la mer ; la disparition inexpliquée de soixante hommes et femmes d’équipage ; et une histoire à retracer pour chacun d’entre eux. Pour y parvenir, seulement trois outils donc : un carnet avec la liste des personnes présentes ainsi qu’une gravure les représentant tous ; une montre à gousset qui a l’étrange pouvoir de nous faire revivre de manière figée le trépassement de chaque cadavre rencontré ; et surtout – le dernier outil ultime qui fait toute la différence dans ce jeu – notre jugeote.
C’est vraiment le gros point fort de ce titre : il nous laisse à nous – joueurs – une énorme part d’incertitude et d’ignorance qu’il nous oblige à combler. Qui est qui ? Qui a fait quoi ? Quel est le grand secret que révèle cette mystérieuse disparition ? Il va falloir se creuser la tête pour relier tous les fils entre eux. Pas d’objets en surbrillance. Pas d’avatar qui tire les conclusions à notre place. Il faut savoir saisir tous les détails et combler les vides qui manquent entre tous ces instants figés. Et à ce jeu, « Return of Obra Dinn » est vraiment très malicieusement ficelé. Un détail physique, un juron en langue étrangère, un accent appuyé ou bien encore une proximité entre certains personnages sont parfois les détails qui sauront faire la différence. Pendant des heures durant, cette incroyable mise en scène nous oblige à nous projeter et nous familiariser dans cet univers. Un univers d’ailleurs fort séduisant, à base de lignes franches et de dégradés en pointillés qui nous donnent l’impression de parcourir les pages du carnet griffonné qu’on a en main. Une très belle atmosphère sonore aussi, avec une musique fort à propos. Sur beaucoup de points, le jeu fait mouche par rapport à ses intentions premières. On en frôlerait presque le sans-faute…
Bah oui : « presque le sans-faute »… Et j’aurais envie d’y rajouter un petit « malheureusement ». Parce qu’en effet, il est rageant de constater qu’une idée aussi brillante soit parfois escamotée par quelques rigidités et faiblesses qui surprennent presque tant elles apparaissaient parfois comme vraiment évitables. Parmi les plus rageantes se trouvent celle qui concerne les approximations de vocabulaire. Le jeu est très exigeant sur le descriptif de chacune des destinées frappées par la tragédie de l’Obra Dinn. Or, il est souvent bien peu évident de s’y retrouver dans ce flot de propositions pas toujours très adapté.
Quelqu’un qui reçoit une balle en pleine tête doit-il être qualifié d’ « abattu » ? Non. « Abattu » c’est seulement pour les flèches tirées. Dans ce cas précis, c’est « tir » qu’il faudra choisir, puis sélectionner « arme à feu » dans la fenêtre qui suivra. Même chose pour les coups de gourdin. Il ne faudra pas choisir « coup » car c’est réservé aux coups donnés par des bêtes (ah ?) mais « frappé » avant de choisir parmi les armes proposées. Et encore, dans ces cas-là, il suffit de parcourir l’arborescence pour se rendre compte de l’erreur, mais quand on rentre dans une situation où il faut choisir entre « lacéré », « empalé », « démembré » et quelques autres items du même genre, ça devient vite un casse-tête.
Le souci, c’est qu’à cette maniabilité peu pratique du vocabulaire s’associe parfois des difficultés visuelles posées par le style graphique. Pour peu qu’il y ait eu un coup de feu ou une giclée de sang, on se retrouve avec plein de particules partout – figées bien entendues – et qui viennent parasiter notre bonne compréhension d’une scène. Ainsi, plus d’une fois je me suis retrouvé bloqué sur des cas de résolution parce que je n’avais pas forcément identifié précisément ce qui était en train de se passer à l’écran. Si on ajoute à cela une navigation dans l’espace souvent restreinte par la multiplication d’obstacles physiques présents, cela peut vite nous amener à galérer sur des choses qui n’ont rien à voir avec la nature de l’enquête.
Or malheureusement, ces premiers soucis ne sont pas les seuls du jeu. S’y greffe également un autre problème que j’ai lui aussi du mal à comprendre : le fait que le jeu pousse parfois à forcer ses règles. Parce que, clairement, il y a certains personnages pour lesquels il semble à première vue impossible de distribuer les noms avec précision. A plusieurs reprises, j’avais repéré un groupe de trois ou quatre gusses qui partageaient entre eux une fonction et des origines communes. J’avais les trois ou quatre noms correspondant, mais pour savoir qui était qui exactement : rien. Alors qu’est-ce qu’on fait dans ce cas-là ? On essaye tous les noms sur tout le monde. Et puisque le jeu valide nos déductions une fois qu’on en a trois qui sont intégralement exactes, cette mécanique peut nous permettre de combler les trous manquants. Je trouve ça pas très fun, et pas trop dans la logique de la narration. Et ce qui m’emmerde vraiment, c’est que j’ai vraiment l’impression que le jeu a intégré cette mécanique là comme étant normale.
(Personnellement, je n'avais pas vu initialement comment trouver autrement l’identité des trois matelots indiens, des quatre gabiers chinois, ainsi que des quelques matelots anglais qui me restaient sur les bras ! Même chose quand le jeu a exigé que je déduise où les rescapés avaient accosté ! Comment suis-je censé savoir ça ? Moi, je l’ai su qu’en passant les destinations une à une en attendant que la bonne se valide d’elle-même. Alors certes, en me refaisant plus tard une seconde partie, j'ai fini par découvrir de nouveaux indices qui m'avaient échappés lors de la première - comme le numéro des couchettes qui peuvent identifier des gabiers - mais sur une seule et unique partie, c'est quand même compliqué de ne pas être tenté de forcer le jeu sur la fin, tellement qu'on est gavé de revoir scène après scène.)
Et enfin dernier reste un dernier souci qui, pour moi, n’est pas si anecdotique que cela : le nombre de cas à résoudre. Soixante. On pourrait se dire que c’est super parce que ça garantit une certaine durée de vie (Entre six et quinze heures selon votre rythme et votre perspicacité). Seulement voilà, après une première moitié de partie où on débusque toutes les finesses de la narration et où la joie est à son comble quand on voit ses déductions tomber juste, reste ensuite la seconde moitié durant laquelle on passe surtout son temps à tenter plein de combinaisons et à vérifier le bon intitulé des meurtres histoire de distinguer les multiples brochettes de personnages doublons. Pour ma part je trouve ça vraiment dommage parce que ça m’a laissé avec une courbe de plaisir en forme de bosse de chameau… Sur la fin j’ai clairement torché l’enquête dans le seul espoir de voir la conclusion du jeu ; conclusion pas si top que ça d’ailleurs. Beaucoup de mystères restent entiers.
(Pourquoi Edward Nichols agresse-t-il Lau pour chopper le coquillage ? Pourquoi décide-t-il ensuite de kidnapper Mademoiselle Lim et It-Beng ? Pourquoi ce voyage ? Pour aller où ? Quand ensuite il dit revenir avec un trésor, de quel trésor s’agit-il ? Parle-t-il des coquillages ? – Techniquement il les avait déjà. – Parle-t-il des créatures ? – Drôle de trésor tout de même !)
Et puis en fin de compte, la révélation finale laisse un goût d’inachevé. Pas de vrai grand mystère. Tout ce qu’il y avait à savoir, en fait on le savait déjà depuis la première partie de l’intrigue. Un peu frustrant…
Mais bon.. L’avantage avec ces jeux courts, c’est qu’une deuxième moitié fastidieuse ne pèse en tout qu’à peine quelques heures : rien à voir avec les dizaines d’heures de remplissage de certains « Triple A ». Du coup, pas de quoi user ces quelques autres heures durant lesquelles les sens et les méninges étaient rassasiées jusqu’à plus soif. C’est d’ailleurs pour cela qu’en fin de compte je n’en veux (presque) pas à ce « Retour de l’Obra Dinn ». Quand on apporte une telle proposition de jeu vidéo sur la table – une expérience aussi unique – on a le droit de laisser quelques plâtres ici ou là. Il ne faudrait quand même pas non plus oublier qu’on a affaire là à un jeu indé. La rapidité du générique de fin nous rappelle qu’on parle ici de jeux faits en petites équipes. Tout ne peut pas être parfait. En tout cas, moi, c’est un prix que j’accepte volontiers de payer au regard de ce qui est offert. Une belle aventure. Un beau voyage. Et même si je pense que – comme tout escape game – il sera difficilement rejouable...
(...Quoi que. Quand je l'ai racheté sur Switch un an plus tard, je me suis rendu compte qu'une bonne partie des noms et de l'intrigue s'étaient effacés de mon esprit...)
...Il n’en reste pas moins une expérience forte en termes de jeu vidéo. Une expérience unique. Donc rien que pour ça, moi je dis merci et bravo…
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Créée
le 9 févr. 2019
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