Les Commando-like constituent un style peu représenté, ou du moins peu médiatisé, alors qu'ils ont leur popularité. L'infiltration est un genre apprécié qui peut prendre plein de facettes aux gameplays totalement différents, de l'esquive de gardes à la Pac Man au lent cache-cache dans les ombres de Splinter Cell, en passant par l'observation méthodique de Hitman, et donc la gestion d'une équipe à la Commando. Pour parler convenablement de Shadow Tactics, la 3e licence seulement que je connaisse qui s'inscrive dans cette démarche après Commando et Desperados, il va falloir étudier un peu plus ces mécaniques pour voir en quoi il se distingue.
On dirige donc un groupe de ninjas qui fait des opérations furtives dans le Japon de l'ère Edo. On est lâché en terrain ennemi et on doit progresser en évitant les fameux cônes qui représentent le champ de vision des gardes, sous peine de se faire courser par des meutes de soldats armés de fusils alors que le gamedesign ne favorise pas du tout la force brute. On se sert donc des capacités complémentaires de nos personnages pour en avoir un qui détourne l'attention d'un adversaire en jouant de la flûte pendant que l'autre élimine celui laissé sans surveillance. Il faut prendre ça comme un casse-tête où l'on cherchera comment progresser mètre par mètre sans se faire repérer pendant que la liste de nos victimes s'allonge, du moins si on choisit de tuer.
Dès lors la notion de réalisme cède le pas aux impératifs du ludisme : évidemment que ce cône de vision est ridiculement restreint, évidemment que l'attitude des gardes qui laissent les suspects traverser leur champ de vision tant qu'ils ne dépassent pas une certaine durée est peu plausible, évidemment aussi que leur routine est artificielle et que leur manie de tomber dans des pièges grossiers est absurde ("Tiens, une bouteille de saké en plein milieu du chemin qui n'était pas là la dernière fois que j'ai tourné la tête, ce n'est pas du tout suspect"). Cela fait partie du jeu, un abus de réalisme aurait privé le joueur des clés pour élaborer des stratégies qui soient à la fois intéressantes et réalisables souris à la main. On accepte donc le parti-pris et on joue avec. Néanmoins il faut parfois un certain détachement quand cette faille assumée dans le réalisme devient exploitée comme du hacking et qu'on joue sur la tolérance du jeu. Il m'est arrivé d'avoir un samouraï dont le champ de vision était obstrué par un arbre de 30 cm de large qui suffisait à lui masquer un garde que je zigouillais tranquillou, ou bien de traîner des cadavres sous le nez des ennemis pendant juste un peu moins de la poignée de secondes réglementaires avant qu'ils ne décident de donner l'alerte. Vu que c'est en faveur du joueur et rarement l'inverse on ne s'en plaindra pas trop, mais ça apporte parfois une touche de ridicule. Mais l'IA dans Shadow Tactics est loin d'être prise en défaut, les gardes s'inquiètent quand ils ne voient plus le camarade avec lequel ils discutaient et gardent leur cohérence. On sait comment les gérer et on ne se retrouve pas avec des réactions incompréhensibles qui gâchent nos minutieux plans. J'ai juste trouvé dommage que pendant les missions se déroulant en pleine bataille les gardes donnent l'alerte en voyant un camarade mort, alors que ça ne devrait avoir rien d'étonnant dans un tel contexte.
Toutefois ce fonctionnement peut aussi rendre la progression laborieuse. On fait une sauvegarde rapide, on tente un truc, on se plante, on recharge à la première erreur, on réessaie, ça marche, on refait immédiatement une sauvegarde et ainsi de suite. Comme dans énormément de jeux, toux ceux avec une sauvegarde rapide en fait. Ce qui est dommage parce que c'est lorsqu'on doit improviser un plan B d'urgence que les jeux d'infiltration se montrent les plus mémorables, or ici on a peu de raisons d'insister quand on se fait repérer. C'est d'autant plus vrai que Shadow Tactics rend les alertes correctement punitives : si l'alarme est donnée il y a des gardes qui apparaissent en plus pour fouiller la zone, ça c'est normal. Mais même quand ils arrêtent de fouiller et reviennent à leur statut normal on aura un surplus d'ennemis qui restera à proximité du lieu suspect. Ainsi on ne peut pas se permettre de lancer un shuriken au milieu de tout le monde avant de se barrer et de revenir quand tout s'est calmé : il y aura alors plus de gardes qu'avant, on ne peut donc pas les éliminer un par un avec cette technique de fuyard. C'est un bon choix pour nous forcer à trouver un moyen pour dissimuler nos coups d'éclat, mais cela n'incite pas à continuer la partie quand on se fait repérer. Si je viens d'empirer la situation, autant revenir en arrière non ? Et en même temps je ne souhaite pas voir mon usage des sauvegardes trop limité car il y avait pas mal de moments vraiment tendus où j'en avais besoin.
Pour continuer dans la liste des défauts je vais parler de ce qui me semble être une fausse bonne idée : la caméra libre. La caméra fixe de Commando et Desperados a pu se montrer pénible et les 4 angles prédéfinis de Commando 2 n'aidaient pas beaucoup à mieux s'y retrouver. Mais ces jeux compensaient le problème en étudiant leurs cartes pour qu'elles soient praticables avec cette contrainte, et ça marchait assez bien. Dans Shadow Tactics on peut tourner la caméra librement et c'est tout de suite plus confortable comme ça, ça fait un bien fou. Jusqu'à ce qu'on se rende compte que les développeurs reposent la lisibilité de leurs niveaux entièrement là-dessus. Ils ne se gênent donc pas pour mettre de hauts bâtiments proches les uns des autres, ce qui rend l'espace cliquable entre les deux fort restreint pour dire à notre troupe d'emprunter un chemin précis. Contrairement à Commando on peut accéder à la plupart des toits, donc si on clique dessus le personnage ne l'interprète pas comme une injonction à aller dans le sentier caché par le bâtiment, il croit que je lui demande de grimper sur le toit et s'arrête parce qu'il ne peut pas y accéder de là où il est. Dans le feu de l'action cela engendre pas mal d'incompréhensions frustrantes. Alors c'est probable que ça ait offert pas mal de libertés aux développeurs dans le level-design, mais les toits typiques du Japon de l'ère Edo se sont régulièrement montrés pénibles pour cette raison.
Toutefois ces toits qui dépassent offrent la possibilité aux ninjas de prendre de la hauteur, et ça c'est pas mal. Ce n'est pas accessible à tous les persos de notre équipe, ce qui élargit leurs différences, et ça ouvre pas mal de possibilités qu'on ne trouvait pas ailleurs. On a également une utilisation des traces de pas dans la neige et de l'obscurité qui permettent à Shadow Tactics de se renouveler un peu, et qui lui sont spécifiques il me semble (à revérifier cela dit). Par contre il y a aussi des reprises plus classiques. On a un équivalent du Quick Action de Desperados, ce qui permet de programmer des actions pour les déclencher en même temps. Je ne m'en plaindrai pas, c'est une très bonne fonctionnalité qui permet de faire des actions groupées classes comme d'avoir 3 assassins qui déciment 3 gardes en même temps sans qu'ils n'aient le temps de réagir à la mort de leurs camarades. C'est bien de voir les bonnes idées des autres être reprises quand elles sont judicieuses.
Les capacités des personnages sont elles aussi plutôt convenues : tuer au corps-à-corps, lancer un truc pour détourner l'attention, se déguiser, jouer du sniper, rien de vraiment exotique. Je suis par contre déçu du sniper : comme ses armes ont des munitions limitées il constitue un personnage joker que l'on n'utilise que quand on galère pour trouver une meilleure méthode pour s'en sortir. Il y a bien son animal qui peut détourner l'attention en emmenant les ennemis ailleurs, mais on peut souvent s'en sortir sans. Cela en faisait un personnage que je n'utilisais pas mais que je devais quand même me trimballer dans tout le niveau. D'ailleurs il y a des succès qui demandent de ne pas tirer avec son arme ou de ne pas se déguiser. Comme ces succès sont cachés lors de la première partie on jouera d'abord de manière conventionnelle, ce qui est une bonne idée de gamedesign, mais ensuite on aura donc des poids morts à emmener avec nous et c'est quand même moins fun.
Les niveaux sont bien remplis. Je dois avouer qu'en dehors de l'usage de la neige et de l'obscurité je trouvais qu'ils se différenciaient peu dans la manière dont je les parcourais. On a parfois des situations qui varient avec des séances d'écoute (rester à proximité de samouraïs qui se déplacent) ou un passage qui demande de s'enfuir après qu'une alerte inévitable ait été donnée, mais il s'agit souvent de s'infiltrer dans un château ou un campement et de voler des clés ou éliminer des cibles, avec des petits objectifs secondaires pour s'en sortir. Pour presque toutes les missions on nous propose 2 moyens différents d'atteindre notre objectif, avec un succès pour chaque moyen utilisé et un pour ceux qui s'en sortiront autrement. Cela permet donc d'offrir une rejouabilité car chacun de ces moyens demande d'explorer une portion différente du niveau. Je trouve ça toutefois un peu programmatique : les deux méthodes ne constituent pas deux manières différentes de jouer mais demandent simplement de choisir entre un chemin et un autre, cela manque d'organicité.
En revanche la disposition des ennemis nous offre souvent un bon challenge avec des gardes qui se surveillent les uns les autres ou qui patrouillent là où ça ne nous arrange pas, c'est peut-être ce qu'il y avait de plus important à réussir. Shadow Tactics arrive d'ailleurs à se démarquer en différenciant les ennemis à leur comportement, pour nous mettre dans des situations toujours plus délicates. Il y a par exemple les Chapeaux de Paille qui ne quittent jamais leur poste, on peut au mieux détourner leur attention pendant 2-3s, ce qui sera parfois tout juste suffisant. Impossible donc de les attirer à l'écart de leurs camarades, il faut se débrouiller. Les samouraï sont pires : ils ont toutes ces caractéristiques, et en plus ils détectent les déguisements (histoire que cet outil ne nous simplifie pas trop la tâche non plus, c'est bien vu) et ils demandent des conditions très particulières pour être éliminés. Si on n'a pas un personnage précis avec nous pour les tuer on doit se farcir une opération laborieuse qui prend du temps et nous laisse à découvert si jamais un passant approche. La difficulté des cartes m'a parue homogène une fois passé les 3 premières, mais le niveau final m'a poussé dans mes derniers retranchements. Dès le départ j'étais bloqué, ça grouillait de samouraïs et de Chapeaux de Pailles qui se surveillaient tous, je ne voyais pas de porte de sortie, j'étais à genoux. J'ai beaucoup transpiré avant de trouver la lumière.
Je n'ai pas mentionné l'habillage parce que ça ne me semblait pas le point le plus important à relever, mais le jeu ne manque pas de charme. Les décors sont beaux, le doublage japonais est au top et les musiques font l'affaire. Le scénario est beaucoup plus basique et les relations entre les personnages sont un peu plus développés que pour Commando (pas dur) mais restent limitées. Il m'est surtout très difficile de prendre Mugen au sérieux. C'est un samouraï fier au code d'honneur solide, l'assassinat furtif devrait être contraire à toutes ses convictions. Et pourtant c'est lui que l'Empereur envoie en mission avec son armure encombrante pour se planquer dans des buissons et tuer des gens dans le dos. Je sais que c'est important d'apporter de la diversité dans son équipe déjà surreprésentée par les ninjas et que la figure du samouraï est incontournable, mais le jeu aurait pu adapter sa personnalité et son rang à ses actions.
Shadow Tactics est très carré et efficace dans son genre. Ce dernier est assez rare pour que les amateurs se jettent dessus sans regret, pour ma part je n'y trouve pas tout à fait mon compte. La progression est trop mécanique pour moi, l'utilisation des sauvegardes et chargements rapides me coupe trop d'enjeux et les situations finissent par se ressembler. C'est néanmoins calibré avec intelligence malgré quelques défauts, ça mérite sa bonne réputation.