Ralalah ! Entre mon esprit d’historien et mon cœur de joueur, la guerre est déclarée concernant ce « Shenmue » ! ( …et surtout en ce qui concerne sa réédition sur PS4.)
L’historien forcément est conquis.
Il faudrait être stupide, ignorant ou de mauvaise foi pour ne pas reconnaître le pavé dans la marre que fut « Shenmue » lors de sa sortie sur Dreamcast en 1999.
Il y avait déjà l’incroyable claque graphique que constituait ce jeu pour son époque.
En 1999, la PS2 n’était toujours pas sortie et « Silent Hill » premier du nom venait à peine d’arriver dans les bacs. Deux points de repères qui permettent tout de suite de jauger de l’ampleur de la performance technique offerte à l’époque par Sega.
Et cet impact fut d’autant plus fort que « Shenmue » offrait un cadre d’aventure vraiment surprenant pour l’époque. Pas de ville fantôme ou de monde d’héroïc fantasy, « Shenmue » entendait s’ancrer dans une petite ville japonaise tout ce qu’il y a de plus réaliste. Je me souviens qu’à l’époque le choc fut assez puissant tant on n’avait pas l’habitude d’être confronté ainsi à une telle représentation du réel. Une barrière venait d’être franchie. Une bascule était en train de s’opérer.
Et puis – dernier point – c’était vraiment le premier du genre à chercher à nous immerger à un tel niveau dans son univers. Quelques PNJ n’étaient pas figés et menaient leur vie sans nous. On pouvait interragir avec un paquet de trucs comme des distributeurs de bonbons ou des bornes d’arcade. En somme, « Shenmue » était un écosystème à part entière dans lequel on pouvait évoluer presque librement. Un « monde ouvert » avant l’heure. Ou plutôt non : un monde ouvert tout court. L’un des premiers du genre.
Alors voilà, forcément, présenté comme ça, « Shenmue » est juste une œuvre phare du jeu-vidéo ; un chef d’œuvre à classer parmi les monuments du dixième art.
Mais là, c’est l’historien qui parle.
Car le problème, c’est que ce jeu a eu le malheur de ressortir sur PS4.
Or, quand on joue à « Shenmue » en 2020 sur une console moderne reliée à un home cinema, il faut avouer que ça révèle quand-même un sacré paquet de soucis.
Et là, le joueur frustré que je suis va avoir du mal à se taire.
Alors c’est sûr : ça ne va pas être évident de bien distinguer les griefs propres au « Shenmue » d’origine et ceux qu’on se doit d’imputer à ce « portage » PS4.
Par exemple, le premier et le plus emblématique de ces griefs, c’est la piste sonore.
Dès les premières secondes du jeu, on ne peut que rester scotché devant son écran quand on entend les bruits des pas de notre avatar, Ryo.
Lesté de deux immenses semelles de plomb, le pauvre Ryo est aussi discret qu’un ouvrier manipulant un marteau piqueur en pleine rue. Ce bruit de pas ne ressemble à rien. Il est incroyablement imposant dans l’espace sonore et il se répète inlassablement à chaque fois que le héros pose le pied au sol.
Du coup comment on réagit face à ça ?
Est-ce qu’on se dit qu’en 1999 on ne devait certainement pas pouvoir faire mieux ?
Est-ce qu’on se dit que c’est certainement de la faute du home cinema qui galère à transmettre une piste-son aussi limitée ce qui, par conséquent, la déforme ?
Ou bien est-ce qu’on se dit que ce sont les bruiteurs de chez Sega qui sont aux fraises ?
Là, vous vous dites peut-être que j’exagère à insister sur un point aussi périphérique de la bande son, sauf que le problème c’est que ce qui est valable pour les pas de Ryo l’est aussi pour beaucoup d’autres choses comme les petits oiseaux dans les arbres, comme le vent du matin, comme les musiques, etc.
Tout n’est réduit qu’en des samples extrêmement courts, très synthétiques et fort répétitifs.
Ce n’est pas cheap. C’est juste hideux.
Du coup on en pense quoi de tout ça ?
Tolérable au regard de l’époque ou juste inacceptable ?
Cette problématique n’a rien d’anodine car au fond, on la retrouve pour pas mal d’aspects du jeu.
On la retrouve dans cette rigidité du personnage dont les déplacements sont proches du premier « Resident Evil » (ceux qui savent comprendront et pleureront).
On la retrouve aussi dans ces longs dialogues qui répètent quasiment tous la même chose (« …Ah oui oui… Une voiture noire. Je l’ai bien vue… Mais je ne saurais rien t’en dire, Ryo, comme les dix-sept autres personnes que tu as interrogées avant moi. »)
On la retrouve enfin dans cette gestion du temps qui nous oblige à glander ou à faire des aller-retours pénibles jusqu’à notre lit (« Quoi ? On ne peut voir les marins que de nuit ? Mais il est sept heures du mat et mon lit est à près de cinq minutes in game ! Mais va te faire foutre sale jeu ! »)
A dire vrai, moi je pense que le triste sort de ce « Shenmue » en 2020, c’est que tout ce qui faisait sa force à l’époque (graphisme, monde ouvert, impression de réel, etc) a fini par devenir très banal aujourd’hui, tandis que de l’autre côté, tous les éléments faiblards qu’on tolérait en 1999 (son dégueulasse, jouabilité rigide, tempo irritant) ne sont clairement plus tolérables – voire même supportables – aujourd’hui.
Et j’avoue que, personnellement, moi j’ai quand-même du mal à occulter tout ça.
Parce que, dans les faits, jouer à « Shenmue » ça a été vraiment pénible pour moi.
Aucun plaisir. Que de l’usure.
Cette scène d’intro interminable ; ces phases de jeux qui ne se réduisent parfois qu’à discuter avec des gens et débloquer des dialogues ; ce scénario au fond bien famélique : autant d’éléments qui ont rendu mon exploration éprouvante et peu stimulante.
Et on aura beau me dire « Oui mais en 1999 tu aurais tout accepté tant ce jeu t’aurait apporté quelque chose de neuf », le problème c’est qu’on n’est plus en 1999.
Et surtout on ne le sera plus jamais.
Donc à quoi bon analyser et noter un jeu au regard d’une situation qu’on ne pourra PLUS JAMAIS revivre ?
Pour moi, analyser et noter un vieux jeu, ça reste un acte qu’on fait à l’égard de ses contemporains. C’est transmettre un savoir, une approche, une impression.
Et si la question qu’un lecteur pose à une critique c’est de savoir si ça peut être intéressant de se plonger dans ce vieux « Shenmue », alors moi je me dois d’être honnête dans ma réponse.
Et ma réponse c’est : « Mouaif… Pas trop quand même. »
Alors après certains me rétorqueront sûrement : « Dans ce cas, sois honnête jusqu’au bout et retire les 10/10 aux vieux jeux que tu as adoré durant ta jeunesse et qui sont aujourd’hui dépassés ! Des jeux comme « A Link To The Past », « Street Fighter II », « Super Mario World »…
A ceux là, je leur répondrais « Hors de question » et cela pour une raison bien simple. C'est que, contrairement à « Shenmue », « A Link To The Past », « Street Fighter II » et « Super Mario World » ne sont pas du tout dépassés aujourd’hui.
Tu peux les ressortir, là maintenant, sans que RIEN ne jure !
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il y a encore des compets sur des bornes de « Super Street Fighter II ». Des versions plus récentes ont beau exister, cette version de 1993 a juste atteint un optimum dans le cadre qu’elle s’était fixé. Il n’y a rien à retoucher, un peu comme il n’y a rien à retoucher à un vieux jeu d’échecs en bois.
Et ce n’est pas un hasard non plus si on peut ressortir « Link’s Awakening » quasiment à l’identique aujourd’hui ! Si Nintendo a pu le faire (en cartonnant au passage) c’est parce qu’au-delà des limites apportées par l’écran et les boutons du GameBoy, le jeu de base était lui aussi optimal dans le cadre qu’il s’était fixé à l’époque.
Or – je suis désolé – mais ce n’est pas le cas de tous les monuments du « Retro gaming ».
Par exemple « Resident Evil » avait beau être une claque pour son époque, il n’était pas pour autant optimal dans ses mécaniques, sa structure et son gameplay ! On a tous ragé dessus à l’époque, mais on a accepté au regard des forces qu’ils proposaient !
Et même chose pour ce monument qu’est pourtant « Metal Gear Solid » !
Et même chose pour « Gran Turismo » !
Et bah même chose aussi – je pense – pour ce « Shenmue ».
OK, « Shenmue » a joué son rôle dans l’histoire du jeu vidéo pour son audace – et c’est ça qui a séduit – mais dans les faits, intrinsèquement parlant, « Shenmue » n’est un très bon jeu.
Et l’air de rien, je trouve que c’est presque ce que nous enseigne ce portage sur PS4.
Parce qu’au fond, il ne s’agit pas là d’un remaster comme pourrait l’être un « Resident Evil 2 » ou un « Link’s Awakening » sur Switch.
Et d’ailleurs on pourrait s’interroger pourquoi Sega n’a pas fait cet effort là : celui d’un remaster.
Imaginons ce qu’aurait été notre expérience avec des sons et des dialogues réenregistrés. (Je pense que ça aurait été un confort sur lequel personne n’aurait craché.)
Imaginons aussi qu’on ait profité des capacités de la PS4 pour supprimer tous les temps de chargements et faire de Yukosuka un seul et unique espace, d’un bloc.
Imaginons enfin qu’on dérigidifie un peu le déplacement de ce beau gosse aux semelles de plomb.
Prenons tout ça et projetons-nous.
Qu’aurions-nous eu comme jeu ?
Aurait-on eu l’équivalent d’un « RE2 » ou d’un « Link’s Awakening » ; c’est-à-dire un jeu appréciable par un jeune gamer d’aujourd’hui qui n’aurait jamais connu l’original ?
Et bien moi je ne pense pas.
Je pense qu’un vrai remaster nous aurait révélé la vraie nature de « Shenmue » en tant que jeu et non en tant que monument historique.
En tant que jeu, « Shenmue » serait apparu comme un jeu très faiblement écrit, à l’univers assez vide, souvent dilué par des cutscenes ou des dialogues inconstitants et aux phases de jeu qui relève au fond plus du gadget que de la véritable expérience ludique à part entière.
Du coup tout ça m’amène à trancher ainsi cette dispute entre mon esprit d’historien et mon cœur de joueur.
D’un côté, à la question « "Shenmue" est-il un monument historique ? », je réponds oui.
De l’autre, à la question « "Shenmue" est-il un excellent jeu vidéo ? », je réponds non.
Car au fond, c’est à l’épreuve du temps qu’on peut juger les vrais chefs d’œuvre.
Or c’est peu dire que le temps a grandement éprouvé « Shenmue ».
Pour moi c’est un signe de ce que fut vraiment ce hit de Sega.
Un beau jeu ambitieux certes.
…Mais un jeu aux terribles semelles de plomb surtout.