Signalis
7.6
Signalis

Jeu de Rose-engine et Humble Games (2022PC)

Le triangle de Penrose est une figure simple. Un simple triangle, se dépliant sur trois dimensions au lieu de deux. L'objet est facile à imaginer et à conceptualiser. A première vue, il ne présente aucune difficulté pour l'esprit.

Le triangle de Penrose est une figure impossible. On ne peut la créer, et de ce fait, elle devient impossible à totalement appréhender. Notre esprit se rend vite compte qu’elle n’est qu’une illusion et alors soudainement, elle nous échappe.

Signalis est né de l'esprit de Barbara Wittmann et de Yuri Stern, les deux membre du studio allemand rose-engine. Huit ans de gestation ont été nécessaire pour donner naissance à un survival-horror, héritier des classiques du genre. Huit longues années pour un jeu qui semble être sorti presque vingt ans trop tard. Car oui, l'héritier reprend les codes du genre, à commencer par ceux de Resident Evil.

C’est même plus une filiation qu'une référence tant le gameplay repose sur les mêmes bases, le jeu ayant simplement troqué les célèbres machines à écrire contre des écrans d'ordinateur. Le studio ne réinvente rien, il se contente de réciter un cours appris par cœur, les fautes d'orthographe avec. Le studio nous livre donc un gameplay lent, totalement au service de l’ambiance du jeu. On compte les balles, mesure chaque pas, prend le temps pour chaque tir. C’est pesant, viscéral et efficace. De l’autre coté, on se retrouve à subir une fastidieuse gestion de l'inventaire et les allers-retours induits que l'on aurait bien laissé dans le passé. C’est le plus gros point faible du jeu, celui qui a sûrement poussé le plus de joueurs à l’abandon. Et la visée parfois trop imprécise n’aide en rien. Malgré ça, le rendu reste maîtrisé. Le schéma qui se déploie dès le début du jeu reste le même jusqu’à l’écran de fin, alternant entre exploration et résolution d’énigmes. Ces dernières, bien dosés et pensés, offrent un vrai effet euréka à chaque résolution, en plus de permettre au joueur de souffler pendant un bref instant. C’est classique mais ça fonctionne très bien.

Si les sensations dans les doigts n'ont rien de nouvelles, ça n'est pas vraiment le cas de ce qui s'imprime dans notre rétine. Pourtant, à première vue, rien de nouveau : du pixel art, des sprites 2D entrecoupé de quelques cinématiques en 3D low poly. Sauf que dès les premières secondes du jeu, tout est bouleversé. Sur notre écran apparaît, perché sur ses longues jambes, un personnage tout droit sorti de BLAME!. L'autre grande source d'inspiration du jeu, qui a nourri le character design, c'est la bande dessinée japonaise. Elle fusionne ici avec l’horreur lovacraftienne pour donner des personnages et un bestiaire unique en son genre. Tous ces êtres évoluent dans un décor mêlant environnements futuristes, architecture soviétique et cauchemar éveillé. Le curieux mélange est aussi audacieux que périlleux mais fonctionne diablement bien. Et mes tympans n’étaient pas en reste. Le sound design soutient à merveille tous les autres éléments du jeu, donnant du punch aux armes et ajoutant à l’angoisse des ennemis, allant jusqu’à même rendre les sauvegardes pesantes. Impossible de passer sous silence l’exceptionnel bande originale, composée de morceaux contemplatifs joués au piano et de musiques industrielles, presque bruitiste. La direction artistique forme ainsi un ensemble cohérent et organique, sur les plans visuels et sonores.

A la croisée de ces deux mondes intervient le level design. De grands niveaux, parfois sur plusieurs étages, dont on ne sait rien. La répartition des énigmes et objets fait que l’on se retrouve à devoir explorer l’ensemble du niveau sans même s’en rendre compte. La simplicité de cette construction et l’intelligence de l’agencement des pièces permettent de s’approprier et de cartographier les niveaux sans effort. Le soin apporté à la narration environnementale transforme alors le level design en la clé de voûte du jeu. C’est intelligent et moderne, et encore une fois maîtrisé et efficace.

Tout ceci nourrit l’atmosphère du jeu. C’est un jeu qui se veut horrifique mais qui n’use et n’abuse pas d’une surenchère d’effets téléphonés pour y arriver. Signalis mise sur son ambiance. Il convoque alors toutes ces composantes pour construire cette ambiance. La gestion des ressources limitées pousse à la prudence. Chaque cadavre à l’écran se retrouve au centre de notre attention, ne sachant jamais s’il va se relever, et exacerbe la tension présente. On ne sait jamais ce qu’on va trouver à chaque nouvelle porte que l’on passe, on ne sait jamais d’où peuvent venir les créatures à l’apparence cauchemardesque. La tension naît aussi des silences que le jeu installe, parfois brisés par la musique qui explose alors, signe de danger imminent, mais aussi de répit dans d’autres situations. Le jeu finit même par jouer avec les règles de l’espace, toujours dans le but de nous pousser dans nos derniers retranchements. On est toujours sur le fil, dans un état d’alerte angoissant. Les ressorts et ficelles sont nombreuses, trop pour toutes les lister ici. Mais il n’y a aucun doute quant au fait qu’elles forment l’un des points les plus réussis du jeu.

Ces éléments forment la base pour une expérience bonne mais oubliable par son classicisme qui manque de prise de risque. Sauf que Signalis, ça n’est pas que ça. Si jusque-là, pas de traces du scénario ou de l’esthétique, c’est parce qu’à mon sens, il faut changer de perspective pour aborder ces aspects. Maintenant que nous avons parlé de Signalis le jeu, parlons de Signalis l’oeuvre. Je ne sais pas si on peut appeler ce qui va suivre une critique. A vrai dire, je suis plus motivé par l’envie de partager cette expérience que j’ai vécu au plus profond de moi-même que de dresser une liste de bons et mauvais points. Alors allons-y.

Tout d’abord, peut on séparer l’œuvre du jeu ? Absolument pas, dans le sens où tout ce qui est évoqué au dessus est là pour servir cette œuvre et sa narration. Les deux ne sont pas à opposer mais à réunir pour essayer de comprendre ce que ces créateurs ont voulu nous transmettre. Parce que Signalis est un jeu bavard. Les sujets abordés sont légion et chaque objet, chaque personnage, chaque action servent à raconter toutes ces choses.

C’est d’abord l’histoire d’Elster, membre d’une expédition spatiale, qui se retrouve à chercher sa coéquipière disparue après le crash de leur navette. Elster sort de son caisson et l’exploration commence, sans rien savoir. Si le début semble normal, rapidement, le jeu s’emballe, sans qu’on arrive à comprendre ce qui se passe vraiment, baladé entre la multitude d’images et de messages qui s’abattent sur notre rétine à toute vitesse. Le jeu est volontairement cryptique, cela fait partie de son esthétique et c’est de là qu’il tire sa force. A l’instar de chaque niveau, l’univers est une gigantesque puzzle à reconstituer si on veut le comprendre, les pièces se cachant dans les décors, dans les dialogues, dans les images. Partout. Tout le temps.

Il est en même temps un patchwork de références qui ont nourri les jeux, des livres, comme Le Roi en Jaune, omniprésent, des tableaux ou même de la musique. Les deux créateurs sont allés piocher partout pour livrer une œuvre qui transcende le simple jeu vidéo. Ils ont réussi à en faire plus que la somme de ces références. Le jeu est un tout cohérent, une œuvre à part entière. Son esthétique est d’ailleurs marquante. Dans le choix de ces couleurs déjà, toujours dans les tons froids, sauf ce rouge écarlate qui est au cœur de cette esthétique. Et puis ce voile mystérieux qui plane pendant le jeu, qui se matérialise entre chaque niveau, dans ces cinématiques peuplées de messages subliminaux, des mots allemands, d’idéogrammes et de citations. Tout est un symbole, mais rien n’est évident. Rarement un jeu n’a autant semblé avoir une âme à mes yeux.

Et pendant des heures, il m’a parlé.

Il m’a raconté l’histoire d’une société totalitaire et collectiviste, inspiré de l’histoire de l’Allemagne et de sa période soviétique, à travers ses affiches de propagande et les nombreux textes. On peut souligner l’intelligence de la narration environnementale qui a, par exemple, mélangé tutoriels et propagande dans le premier niveau. On ne fait pas que découvrir cette société autoritaire, on la vit à travers le jeu. Elle dicte aussi bien les règles diégétiques que celle du gameplay, s’imposant alors autant aux personnages qu’aux joueurs.

Il m’a parlé de ma propre humanité, à travers cette société partagée entre ces androïdes nommés Replika et les humains, toujours nommés Gestalt, terme allemand signifiant « forme ». Ce mot, difficile à traduire dans notre langue, est l’arbre qui cache concepts psychologiques et philosophiques, ouvrant la voie à une réflexion sur ce que nous sommes, sur ce qu’est notre monde et notre existence.

Il a rendu hommage au passé, avec cette dimension retro-futuriste, autant dans ces références que dans le jeu, où vaisseaux spatiaux côtoient écrans cathodiques et cartes perforées.

Il m’a fait réfléchir aux jeux vidéo avec ses différentes fins, qui se veulent autant des éléments narratifs qu’une réflexion plus globale sur notre manière de les concevoir et de les appréhender et notamment le concept de « bonne fin » et de « mauvaise fin », ici dépassé pour proposer autre chose.

Il m’a parlé de deuil et de lutte, d’amour et de promesse, de rêves et de cauchemars. De moi. De nous.

Tout ceci n’est qu’une infime partie de ce que cette œuvre a à proposer. Il y a encore tant de choses à en dire, tant de chose à explorer. Et sa magie réside dans l’approche très personnelle que l’on peut en avoir. Personne n’y verra les mêmes choses et pourtant, il peut parler à tout le monde.

Le triangle de Penrose apparaît plusieurs fois dans le jeu. Il est le nom du programme spatiale auquel Elster prend part, le triangle est aussi son logo. Puis, de manière plus méta, c’est aussi le logo du jeu. Et à sa manière, Signalis arbore lui aussi des aspects d’objet impossible. A l’apparence simple et connue, il cache en fait une œuvre complexe, qui semble toujours en partie nous échapper.

Le triangle de Penrose est une figure simple. Un simple triangle, se dépliant sur trois dimensions au lieu de deux.

DMNK-919
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le 23 mai 2023

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