De toutes les interprétations possibles de ce jeu, l'une des plus intéressantes (et peut-être l'une des plus évidentes) est que The Beginner's Guide n'est rien d'autre qu'un... guide. Un mode d'emploi. Un curriculum de tout ce qui préside à la création d'un jeu vidéo. Lequel, comme en écho à l'hallucinant The Stanley Parable, garderait pour vocation première de balader son public, de l'emmener là où il veut. Une façon de garder le contrôle de sa création, nous dit Davey Wreden, est de la soustraire à toute possibilité de décodage. Parce qu'une création appartient à son auteur. Parce que c'est ce dernier qui a décidé de ce à quoi celle-ci ressemblerait, dans les moindres détails. Et qu'à partir de ce constat basique (de « débutant », donc), le joueur aura beau déployer tous ses efforts pour s'approprier l’œuvre, ses tentatives se heurteront aux limites prévues par son créateur – quelles qu'elles soient, ces limites sont pensées, réfléchies, toute l'expérience du joueur entrant dans un cadre dont les contours ont été tracés à l'avance. La liberté n'existe pas. Un propos passionnant, par ailleurs cohérent avec l’œuvre de Davey Wreden qui abordait déjà, dans The Stanley Parable, l'illusion du choix dans les jeux vidéo.


Ce qu'il y a de merveilleux dans les jeux de cet auteur est qu'ils réussissent à être à la fois la théorie et sa propre application. La démarche se devine, sans jamais être tout-à-fait explicite (encore une fois, de la même façon que The Stanley Parable), de perdre le joueur dans une foule de directions différentes, de réduire celui-ci à un rôle de marionnette passive dont non seulement les actions, mais aussi les ressentis ont été planifiés, prévus. Rien n'est laissé au hasard. Un jeu est une mécanique complexe mais quoi qu'il arrive linéaire, où nous est dicté ce qu'il faut penser, ce qu'il faut ressentir. C'est cela qu'il faut retenir, nous dit Wreden. Ce postulat qu'il faut comprendre et intégrer pour créer la base d'un bon jeu. Retenir que le créateur reste, quoi qu'il arrive, le maître absolu de sa propre création. Pourquoi, alors, jouer à The Beginner's Guide ? Parce que même en sachant cela, il peut nous manquer la conscience du pouvoir que représente le fait d'être un créateur. La conscience que tout concept part d'une feuille blanche. Qu'il existe à la base cette petite idée, cette étincelle, cette courte phrase qui flotte dans les airs et qu'on attrape pour lui donner corps, petit à petit. Et que chaque mouvement, chaque réflexion autour de cette idée de départ contribue à modeler un ensemble de règles et de contenus qui oriente précisément l'expérience du joueur. Dès lors, dès qu'on a compris et intégré ce précepte de débutant, tout devient possible.


The Beginner's Guide est en fait un peu plus qu'un mode d'emploi : c'est une ode à la création. Par rapport à The Stanley Parable qui préférait un ton rigolard, il privilégie une approche sérieuse, presque solennelle. Le côté « guide » se retrouve dans cette voix off qui nous accompagne tout du long, qui commente l'action en précédant ou validant les sentiments du joueur, à la manière d'un commentaire de développeur. Davey Wreden brouille les frontières entre réalité et fiction, contrevient même à certaines règles de narration primaires pour en imposer une autre, une sorte de règle globale et irrévocable – la sienne. Qui est ce mystérieux Coda, développeur solitaire dont on découvre un par un les prototypes de jeux, expliqués par la voix off de Wreden lui-même ? Comment interpréter leur évolution ? Que signifient ces symboles, cette lente progression vers une présentation de plus en plus sombre ? Wreden fait semblant de nous aider : le contenu de chacun de ces prototypes serait une porte ouverte sur l'âme de leur concepteur. Présentés chronologiquement, ces jeux permettraient de comprendre celui qui les crée. C'est ici que les interprétations peuvent se multiplier, qu'on peut vraiment commencer à se demander où souhaite nous emmener Wreden – on peut supposer, pourtant, que tout est inventé, que tout, absolument tout, du commentaire aux prototypes eux-mêmes, n'est là que pour consolider la réflexion de Wreden et apporter du crédit à son message. Le plus fou arrive alors : on sait que tout est faux, mais on y croit. On est littéralement absorbé par le jeu, par son propos. Neurones lancés à toute berzingue, on est estomaqué à la fois par la puissance de ce qui est raconté ici, ce format de jeu inédit qui est celui de The Beginner's Guide, qui réussit à raconter une histoire émouvante par des moyens jusqu'ici jamais vus, autant que par la richesse du propos, sa vérité profonde, incontestable, puisque celui-ci est argumenté et illustré en direct par ce qu'il se passe à l'écran.


On verse une larme, sur la fin, emporté par une narration qui sait très exactement comment et quand monter en puissance, quelle direction emprunter et à quel moment. Davey Wreden, aux manettes, se régale à raconter, par le biais d'un simple commentaire audio, l'histoire d'une amitié entre un créateur et son public. La lenteur avec laquelle elle prend forme, la violence avec laquelle elle se déchire, l'infinie mélancolie de son dénouement qui suppose une rupture totale du dialogue entre les deux parties. L'érection progressive d'un mur indestructible entre le développeur et le joueur. Ce récit d'une amitié volant en éclats est d'une force inouïe, cette façon de la mettre en scène par de courtes séquences ludiques est neuve et attirante. Tout est calculé : on y croit parce que l'auteur nous dit d'y croire. Il nous dit à tout instant que c'est vrai. Il valide (terme récurrent) la pensée du joueur qui comprend interpréter correctement son œuvre. Il consolide sa pensée par une multitude de motifs récurrents presque aléatoires, à la puissance symbolique étourdissante : ici un labyrinthe, là un lampadaire brillant faiblement dans la nuit. Il construit son univers à partir de petits morceaux disparates dont il forme un tout cohérent par le simple pouvoir de sa volonté. Le message peut donc également se voir ainsi : seule importe la volonté. C'est ce que le créateur a envie de dire qui prime. Le B.A.-BA du développeur de jeux vidéo. Le joueur, le critique, le journaliste... bref, toute personne qui est derrière son écran, tout individu qui essaye d'analyser ce qu'il voit, ce qu'il joue, aura beau se répandre en suppositions, n'échappera pas à cette réalité primaire : il a été manipulé. On s'est moqué de lui, et il a aimé ça.


Manuel pratique de création, expérience narrative bizarre et trippante, preuve (par l'exemple) qu'on peut emmener son public où l'on veut : The Beginner's Guide joue et gagne sur tous les tableaux, sur tous les niveaux de lecture qu'on veut bien lui attribuer. Il faut aussi souligner l'excellente qualité de production du titre, avec la propreté de ses effets, son ambiance sonore très travaillée, son visuel simple et évocateur. Davey Wreden donne enfin corps au fantasme du créateur tout-puissant, dont il se place en ardent défenseur : la base, nous explique-t-il pour conclure, est de tenir les rênes. Ce qui arrive, inéluctablement. Parce que tout contenu est créé, parce que rien ne sort de nulle part. Il y a une raison à tout. Dès lors, moins qu'un dialogue, la création se résume à une série d'ordres donnés au joueur – sois ému, sois étonné, sois intrigué. Sois amusé. Le point final de la réflexion de Wreden, le point final du voyage, ce pourrait être qu'encore une fois rien n'a de sens puisqu'on donne à sa création celui qu'on souhaite, et qu'un jeu n'est la vérité que de son créateur, une vérité à laquelle on ne peut pas accéder puisqu'elle est absolument subjective et arbitraire. Donc oui, le régal est bien d'y croire, de s'amuser à décrypter dans l'expérience de jeu des bouts de sens, des morceaux de soi-même, de s'entêter à trouver des réponses impossibles à des questions qui n'ont même pas été formulées. Wreden est probablement le meilleur professeur de game design du monde. C'est aussi l'un des créateurs actuels les plus inspirants, les plus forts, les plus humains même puisqu'il semble dire pour conclure (et c'est peut-être même le cœur du propos de The Beginner's Guide) que tout est possible quand on crée. Dans le rétroviseur, The Stanley Parable, absurde et marrant, est déjà loin : The Beginner's Guide est encore plus théorique, encore plus pratique, encore plus fort et puissant, tout en poursuivant la réflexion passionnante que son prédécesseur avait entamé.

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le 4 oct. 2015

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Seb C.

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