Coutumière de sorties aussi espacées dans le temps qu’immédiatement cultes, la série The Elder Scrolls s’étale sur plusieurs générations de machines et de joueurs, chacune ayant apporté son public et ses tendances à l’industrie du jeu vidéo. Bien que bâtis sur un univers commun, les « épisodes » de cette licence de jeux de rôle à l’occidentale n’en partagent ni l’intrigue, ni les personnages et sont systématiquement l’occasion de découvrir de nouvelles contrées, tant d’un point de vue artistique que ludique. Pour la première fois cependant, un jeu avait récolté l’ire des fans : Oblivion, sa zone de jeu sans imagination, ses donjons répétitifs, ses mécaniques de jeu défectueuses et sa finition à la truelle avaient fait scandale après des premiers pas émerveillés. Skyrim, pour la première fois dans l’histoire de la série, aurait (à en croire le monde) tenu compte des reproches formulés à ses prédécesseurs. Jusqu’à quel point ? Premiers pas, premières améliorations notables : Skyrim a le sens du spectacle. Alors bien sûr, la mise en scène n’égale toujours pas celle des gros first person immersive du moment ; on tolérera pourtant au titre ses maladresses pour apprécier l’imposant effort réalisé au niveau de la modélisation des personnages, de leur animation, de la crédibilité des scripts et d’un certain naturel d’ensemble, loin des robots mutants d’Oblivion et de leur « quotidien » tragiquement cloisonné entre boulot et dodo. Le cœur de Skyrim bat, avec une énergie irrégulière mais considérable. Regarder ce monde vivre n’est plus une torture, simplement parfois un regret, mais le plus souvent un ravissement. Les personnages sont beaux, charismatiques ; ils travaillent, boivent un coup à l’auberge, poussent la chansonnette et font parfois des gestes avec les bras. Mais autour d’eux il y a surtout un monde. Pas cet immense pré vert fluo plein de papillons-z’et-de-licornes ; non, un vrai monde, avec de vraies montagnes, de vraies rivières, de vraies plaines et de vraies villes. Il ne faut pas trente minutes pour tomber raide dingue de Bordeciel et de sa topographie à la fois variée et cohérente, où l’on sent autant l’influence des mythes nordiques (voir le film « La Légende de Beowulf » de Robert Zemeckis, qui partage un univers visuel proche) que de l’approche plus traditionnelle à la Tolkien (steppes boueuses et forêts verdoyantes succèdent aux zones enneigées).
Bon point donc pour l’univers, si réussi à vrai dire qu’il gomme également les inquiétudes liées à une éventuelle modestie technique – Skyrim est le premier Elder Scrolls à sortir pendant la même génération que son prédécesseur. C’est un beau, très beau jeu, une invitation permanente à l’exploration et à l’émerveillement. D’un point de vue purement technique, il impressionne par la qualité du rendu des cours d’eau ainsi que par des effets atmosphériques saisissants : là-bas les cimes sont entourées de nuages, ici une nappe de brume recouvre un ruisseau solitaire. L’immersion spatiale est maximale, à tel point que l’on est tenté de croire que Skyrim va également nous convaincre d’un point de vue ludique, ce qu’il fait d’ailleurs pendant ses débuts. En effet, l’apparente simplification de certains pans de gameplay (absence de gestion de l’état des armures, disparition de la création de sorts notamment) témoignent surtout d’un recentrage du gameplay sur des choses plus essentielles et moins gadget. On ne se retrouvera plus à jouer du marteau sur une cotte de mailles en plein donjon : à la place, on se concentrera simplement sur le donjon en lui-même. De même, on ne pourra plus créer de sorts « abusés » tenant davantage du mod que de l’expérience réglée par les créateurs du jeu. A présent, on pourra simplement upgrader son matériel en utilisant forges et autres joyeusetés – des éléments de jeu de rôle plus traditionnels, déjà utilisés par la concurrence teutonne (Gothic, Risen) depuis des années. A l’image du système de progression dans son ensemble, le gameplay de Skyrim tente d’ailleurs, en apparence, un retour à ces valeurs intemporelles. Exit donc le système de classes contraignant d’Oblivion, obligeant d’employer certains talents pour monter de niveau ; le joueur est libre de progresser dans ce qu’il veut pour devenir plus puissant. Mais puissant comment ? Par rapport à quoi ? Il y a quelque chose de particulièrement flou au sujet de ce Skyrim, une sorte de silence autour d’un élément qui a pourtant fait couler beaucoup d’encre à la sortie d’Oblivion. Cette chose, c’est le « level scaling », ce qui fait que le niveau des ennemis s’adapte automatiquement à celui du joueur, pour que ce dernier joue en permanence avec un défi équilibré – ni trop facile, ni trop difficile. Autant ne pas dissimuler notre camp, on tient l’idée la plus catastrophique jamais mise en place pour un RPG, une erreur fondamentale de game design tuant quasiment tout l’intérêt des jeux du genre : la sensation de progression, de montée en puissance au fil de l’aventure, alors annihilée. Dans Oblivion, l’erreur était poussée jusqu’à rendre la progression pénalisante – à donjon donné, l’ennemi devenait plus fort, plus rapidement que le joueur. L’essentiel du monde, des quêtes et des donjons étaient donc réalisables à bas niveau, tandis qu’à haut niveau les choses se corsaient sérieusement, particulièrement dans un creux à mi-parcours. On s’y est ennuyé, sans comprendre les conséquences du développement de son personnage ; on se désolait en outre d’une certaine paresse des designers, qui évitaient en ce sens tout travail sur le world design d’un point de vue mécanique (à partir de quel moment autoriser l’exploration de telle zone, comment donner envie au joueur d’accéder à telle autre, etc). Une qualité essentielle que s’assurent pourtant de présenter la plupart des jeux du genre, parmi lesquels donc les Gothic. Les développeurs promettaient, pour Skyrim, un fonctionnement un peu différent, laissant moins de place aux abus observés dans Oblivion, qui rendaient caduque la notion même de développement de personnage – pourquoi progresser si l’adverse progresse avec moi ? On pourra donc en effet concéder qu’environ un donjon sur dix, ainsi que de (très) rares zones extérieures échappent à peu près à ce phénomène... mais pas plus. Soyons clairs, 95% du terrain de jeu reste soumis au level scaling, et de manière aussi voire plus violente qu’Oblivion, de sorte que Skyrim n’offre, tout comme son aîné, aucune récompense à la progression du joueur. Au titre, donc, d’échouer sur tous les plans dès lors que le joueur commet l’absurde tentative de vouloir tester la résistance de ses mécaniques au-delà d’un aspect purement roleplay.
En réalité, il y a bien une différence majeure dans la gestion du level scaling de Skyrim : celui-ci est quasiment à sens unique, les monstres s’adaptant à la faiblesse du personnage mais plus tellement à sa force. Le jeu est donc un peu plus cohérent dans la mesure où il est d’une simplicité déconcertante pendant l’essentiel de la partie. Plusieurs « modes de difficulté » répondent présents pour tenter de donner un sens à l’épopée : cachés dans un menu, non sélectionnables en début de partie (lancée par défaut en « normal »), leur défaut majeur est de n’influer que sur la difficulté technique des combats, transformant les affrontements en concours de chance/de patience. Autour du système de combat, le système de progression est définitivement grevé, perclus d’approximations et de concessions faites sur l’autel de l’accessibilité. Après de dix heures de jeu et en n’ayant que peu avancé dans le contenu incroyable que Skyrim a à offrir, le joueur est tout-puissant, enchaînant par paquets de douze les ennemis mythologiques les plus craints. Symptôme du ratage : avant mi-parcours, on peut tuer d’une pichenette le personnage le plus fort de tout Bordeciel, on se promène avec plus d’or qu’il n’en faut pour acheter tous les meilleurs items du jeu et, bien sûr, on se lasse face à l’énième bandit kamikaze qui nous fonce dessus en brandissant une lame dérisoire. L’intérêt de la progression est perdu de vue. Avec lui, celui de réfléchir ses choix d’évolution, de penser son personnage sur le long terme. Malgré lui Skyrim s’en retourne à cette bonne vieille marotte d’Oblivion : à quoi bon devenir plus fort si on a le monde à ses pieds dès le début de la partie ? La solution pour contourner ce problème : jouer la polyvalence, l’éparpillement des talents, au détriment de toute cohérence de développement de personnage (pourtant l’un des aspects les plus intéressants du genre) de sorte à ce que le niveau du joueur augmente plus vite que sa maîtrise du combat. Autrement dit, profiter des possibilités de gameplay offertes par le jeu au-delà du nécessaire, bref, un joli mot : expérimenter, même si cela ne fait en réalité qu’affaiblir le personnage. Au joueur de choisir : stratégie et surpuissance, ou éparpillement et personnage moins fort ? Dans un cas comme dans l’autre, il y a un problème. Une fois celui-ci identifié, Skyrim s’effondre comme un château de cartes. Le système de compétences tout d’abord, censés apporter un avantage en nature choisi par le joueur à chaque montée de niveau : les deux tiers d’entre elles sont inutiles à la progression et trahissent un important manque de réflexion en amont. Cela concerne parfois des catégories entières, n’apportant que des avantages extrêmement anecdotiques auxquels on n’aura jamais intérêt à recourir. Qui déverrouillera la compétence Charme, autorisant des remises de 10% chez les vendeurs du sexe opposé, sachant que les magasins ne vendent rien d’intéressant et que l’on est très riche en permanence ? Qui ira fabriquer des potions alors que le moindre donjon permet de s’équiper pour cinq heures de jeu en liquides de toutes sortes (avec du rab) ? Qui prendra la peine d’enchanter ses armes ou de les améliorer dans la mesure où les artefacts les plus puissants se récupèrent régulièrement dans des coffres simples ou pendant certaines missions d’introduction des guildes, que l’on découvre en général très tôt dans le jeu ? De manière générale, la simplicité du jeu, qui n’est pas sans rappeler celle d’un Fable II ou III, rend totalement inutile l’exploitation de mécaniques prévues et présentes, qui se cantonneront à de la figuration à l’usage exclusif (et même là, inévitablement lassant) des roleplayers (jouant un rôle plus qu’un jeu). Et encore peut-on se demander quel intérêt auront ceux-ci à papillonner d’une feature à l’autre, sachant que, comme expliqué plus haut, la polyvalence est pénalisante.
La scénarisation, également, n’est pas sans contradictions, tiraillée entre le désir de rendre hommage à la complexe mythologie Elder Scrolls et le besoin d’être compris par le plus grand nombre. On se retrouve donc dans un équilibre délicat et assez bâtard. D’un côté, les joueurs souhaitant se plonger dans le background auront à leur disposition des tonnes de livres (coutumiers de la série, pas abandonnés ici) relatant l’histoire de Tamriel ainsi que plusieurs clins d’œil aux précédents épisodes, notamment Morrowind et Cyrodil (frontaliers avec Bordeciel) à travers plusieurs lieux et quêtes secondaires. A l’opposé, les autres pourront se contenter de suivre les missions via des dialogues souvent brefs et des situations allant à l’essentiel. Aucun problème donc si l’on souhaite s’entretenir avec le personnage le plus puissant de Bordeciel après dix minutes de jeu ; celui nous accueillera même à bras ouvert en vantant nos qualités de héros (ah). Une aberration héritée des précédents épisodes certes, et directement d’Oblivion qui, lui non plus, n’osait pas imposer de limite au joueur impatient et occasionnel souhaitant découvrir Cyrodil en touriste (et qui n’est pas sans incohérence : dans le même temps, inutile d’espérer s’attirer le respect ou la crainte d’un simple roturier). Il y a cependant une chose qu’il faut absolument accorder aux développeurs, outre la dynamisation des dialogues et la meilleure crédibilité des personnages : les donjons sont variés. Ce n’est pas non plus à un point délirant, mais ils se scindent en quatre ou cinq catégories où l’on retrouvera les mêmes éléments et des structures similaires (tombeaux, grottes, ruines, cachettes de bandits) agencées avec un réel à-propos. L’autre idée du titre, récupérée de Gothic 4 : Arcania à vrai dire, est que le joueur est systématiquement ramené à son point de départ une fois qu’il a fini le donjon, grâce un court tunnel. Une astuce de level design appréciable parmi d’autres, comme la présence régulière de pièges pas toujours évidents à anticiper, qui exigent une certaine prudence (même si, bien sûr, il faut quand même le faire sacrément exprès pour se faire tuer). On émettra en revanche un son de cloche différent au regard des « énigmes » parsemant certains donjons, tournant systématiquement autour d’un unique mécanisme (alignement de figures) dont la solution est pathétiquement « cachée » (plutôt écrite) sur un artefact dupliqué à l’infini par les développeurs. Au bout du dixième donjon à résoudre la même énigme de niveau CP pour ouvrir une porte, on s’irritera de recevoir les félicitations d’un PNJ archéologue censé avoir percé les plus grands mystères du monde. Ce Tamriel-là serait-il un repaire d’éclopés et de débiles mentaux ? Skyrim, pour flatter le joueur, n’a rien trouvé de mieux que de rendre stupide le monde qui l’entoure. Ce dernier en est réduit à un rôle de faire-valoir sexy et peu contraignant, cumul de jolis et vastes paysages où, en réalité, il n’y a rien à prouver. Dommage pour un jeu vidéo ; dommage pour un RPG.