Le sinistre feuilleton Tango Gameworks de 2024 aura eu un mérite : remettre le studio, et donc ses travaux passés, sur le devant de la scène. S'il est sans doute trop tôt pour se réjouir de son rachat par Krafton (qui n'a communiqué sur aucun projet concret, et ne dispose des droits que de Hi-Fi Rush), on a au moins une bonne raison pour découvrir, ou redécouvrir, une ludographie hétérogène et qualitative, dont l'histoire a commencé il y a presque 10 ans avec The Evil Within. Ce jeu, porté à bout de bras par le boss du studio Shinji Mikami (le créateur de Resident Evil et Devil May Cry), s'est alors présenté comme une variation semi-indépendante sur les schémas classiques du survival horror japonais tout en étant produit par un éditeur américain, ce qui s'est ressenti dans son ADN. Très linéaire, très cinématographique aussi, pétri d'influences culturelles typiquement U.S. dans sa mise en scène et son scénario (qui citait volontiers Inception ou Shutter Island), le jeu ne reniait pas pour autant la vision japonaise du genre, avec une large place accordée à l'action et à une certaine forme de scoring arcade (New Game +, boutique d'améliorations, montée en puissance progressive du personnage...) qu'on prête plus volontiers aux productions japonaises du genre et en particulier à Resident Evil 4, dont le jeu reprend d'ailleurs la nervosité, la caméra rapprochée et ses contraintes associées tels que les multiples angles morts à surveiller en permanence, qu'amplifia d'ailleurs un format forcé 16/9 avec ajout de bandes noires qui fut assez controversé.


Dans la longue période de vaches maigre que traversa le survival horror japonais entre le quatrième Resident Evil et le remake du deuxième (en gros : il n'y a eu QUE DALLE), The Evil Within fut, assez littéralement, le seul jeu du genre à arriver sur nos écrans. Ca n'a pourtant pas suffi pour lui garantir le succès, le jeu ayant tout juste assez bien marché pour générer une suite, et ne l'empêchant pas de souffrir d'une réception critique et publique assez tiède... que j'ai toujours trouvé très injuste. Découvert quelques années après sa sortie, refait de nouveau quelques années après, je vois en ce jeu une pure réussite du genre, dont l'indéniable linéarité (qu'on peut, à mon sens, davantage attribuer à l'intrusion de fonds américains qu'à une volonté délibérée de son réalisateur) n'affaiblit pas les immenses qualités. Que recherche-t-on dans un survival horror ? De la nervosité, de la tension, de la souffrance, du rythme. The Evil Within est pourvu de toutes ces qualités. La plus importante d'entre elles est sans doute son haut niveau de difficulté, avec un défi réglé pour qu'on passe régulièrement à deux doigts de péter une durite, ou qu'on termine les quelques boss de la campagne avec deux pauvres munitions de pistolet en stock. Et cette difficulté est permise par un level design et une succession d'ateliers assez perverse, qui réussit à se renouveler constamment tout en jouant avec les tropes du genre. Le début du jeu est ainsi, comme souvent dans les survival horror japonais, le moment le plus difficile : The Evil Within nous dégueule pour commencer une poignée d'environnements ouverts infestés de monstres, nous prend à revers quand on pense en avoir fini avec une zone, fait débouler des psychopathes à tronçonneuse au moment où la fin du niveau semblait enfin atteinte. A peu près tout le monde a passé son temps à crever dans ce jeu, qui a fidèlement repris, surtout dans ses premières heures, la structure de Resident Evil 4 : on y retrouve des remakes très fidèles du village de bouseux, de l'embuscade de la cabane, et de quelques autres passages, juste reskinnés. Paresseux ? Peut-être. Efficace ? Oh, que oui. Ancré dans la tradition du genre, cette tradition même qui le rend précieux et inestimable ? Mille fois oui.


Tout linéaire qu'il est (les environnements ouverts dégagent assez rapidement), The Evil Within est FUN. Plus on progresse, plus le jeu se concentre sur sa dimension action, ultra vénère, renforcée par un arsenal satisfaisant et par des sensations d'impact jouissives, qui font jeu égal avec Resident Evil 4. C'est ultra-violent, dans un étalage de barbaque obscène et parfaitement justifié, mais aussi ultra-tendu, avec la nécessité permanente d'improviser chaque affrontement sans fausse note. En dépit de sa structure en couloir, le level design met un point d'honneur à proposer de la diversité : chacun des quinze chapitres de l'histoire propose au moins un (généralement, plusieurs) twists ou séquences de gameplay uniques, empêchant la monotonie de s'installer. Du monstre aquatique à la course-poursuite, de l'escape-game gore à la séquence d'infiltration, de la conduite d'un bus fou au tower defense light, de l'exploration d'un hôpital désaffecté à celle d'une ville entière aux perspectives bouleversées, Mikami enchaîne les configurations pour empêcher toute routine de s'installer. Une routine d'autant plus empêchée que le scénario, qui picore allègrement du côté du cauchemar et de la distorsion de réalité, n'hésite pas à transformer le décor d'un claquement de doigts, à faire apparaître une menace sans qu'on n'ait pu l'anticiper, à tailler comme un goret dans les transitions pour que jamais le rythme ne faiblisse, toujours haletant, en embuscade, prêt à surprendre le joueur qui, même sur une seconde partie, galère à prévoir ce qui succèdera à telle ou telle phase de jeu. C'est un énorme bordel, et c'est ça qui est bon.


Il semble nécessaire de rappeler que même aujourd'hui, le jeu pue la classe artistiquement. Il offre un cas rare d'appropriation réussie d'une culture occidentale par des développeurs japonais. Le scénario est très américain, les lieux évoquent des productions de chez nous (j'ai beaucoup pensé à une relecture réussie du désastreux reboot français d'Alone in the Dark) mais avec une touche indéniablement nippone dans le feeling général, dans les couleurs, dans les éclairages, dans la prise en main même - un mix difficile à décrire objectivement, mais qui brille de mille feux manette en mains. Le tour de force est d'autant plus respectable que Bethesda, en dégageant les directeurs créatifs japonais pour le deuxième jeu et en les remplaçant par de vulgaires mercenaires à la solde des préceptes de design occidentaux bien rincés et passepartout (open-world, multiplication des ateliers identiques, check-list d'objectifs...), échouera complètement à maintenir cet équilibre délicat entre les visions orientale et occidentale du jeu d'horreur sur The Evil Within 2. Ce premier épisode, par sa nature de collaboration internationale entre deux écoles de design très différentes, n'apporte pas seulement la preuve définitive de la supériorité de l'une sur l'autre (ci-git mon objectivité) : il démontre que la culture vidéoludique japonaise est capable de se nourrir d'influences étrangères sans sacrifier à sa propre personnalité, ce dont est totalement incapable l'industrie vidéoludique mainstream occidentale qui ânonne sa formule standardisée sans un pet de considération pour ses influences (voir donc le très décevant The Evil Within 2 Ubisoft Edition ou, plus récemment, Ghost of Tsushima, qui éclipse complètement son cadre oriental derrière des mécaniques ultraformatées "only for Western audiences"). La meilleure chose qui pourrait arriver à nos bibles de game design américaines serait, comme l'a montré The Evil Within voilà 10 ans, de les voir bousculées par des concepteurs de la trempe de Mikami, capables de comprendre les enjeux d'une culture différente sans renoncer à leur vision. Ca n'est malheureusement plus arrivé depuis, et on peut douter que ça arrive de nouveau dans un futur proche.


Enfin, le tableau ne serait pas complet sans parler du cycle de vie complet du jeu, qui a accueilli 3 DLC ayant fait forte impression. Passons rapidement sur le binôme The Assignment/The Consequence, scénario indépendant axé infiltration qui renouvelle agréablement l'expérience sans donner l'impression d'avoir tronqué le jeu de base (un détail là encore très révélateur de l'école japonaise) : c'est bien fichu, narrativement intéressant et mécaniquement assez riche en plus d'envoyer la dose réglementaire de bonus et autre potentiel de rejouabilité (secrets, NG+ et tutti quanti). De nos jours, l'attention se portera sur un morceau inexplicablement peu populaire (moins de 10% des joueurs l'ont acheté, à en croire les statistiques de succès Steam) et pourtant absolument fondamental pour comprendre les évolutions récentes du genre : The Executioner. Certains hurluberlus, dans les évaluations Steam, soutiennent qu'il s'agit de la meilleure partie du jeu, et la chose se considère. Cette extension vendue à un tarif scandaleux (3 pauvres euros) ajoute un scénario en mode FPS, avec son propre gameplay, sa propre histoire et ses propres mécaniques d'évolution... en tous points annonciatrices de Resident Evil Village. Le mieux est encore d'y jouer pour le constater, mais entre le level design qui préfigure à l'identique les enchaînements de ce dernier (château gothique, village de bouseux, complexe industriel), l'agencement des lieux (le premier niveau est à la limite du copier/coller anticipé du château de Lady Dimitrescu de RE VIII) l'action first-person bourrine, les piécettes à échanger contre des upgrades de son arsenal et de ses caractéristiques, The Executioner n'est rien d'autre qu'une "proof of concept" suspicieusement aboutie du mastodonte de Capcom, au point qu'on peut sans risque affirmer que le projet a servi de tour de chauffe 5 ans avant l'heure. C'est badass, violent, parfaitement cohérent et satisfaisant dans ses mécaniques de tatane ou de progression, avec une perspective à la première personne qui démultiplie les sensations d'impact. Une sorte de "mode arcade" à la limite de la gratuité, qui termine d'installer l'expérience complète The Evil Within comme une rareté indispensable dans son genre, aussi fun et fébrile qu'amoureusement conçue dans ses moindres détails. Au rythme de ses mises à jour successives, Tango Gameworks l'aura affublé d'un nombre croissant de fonctionnalités (dont des modes de difficulté aussi débiles qu'attachants, cf. le mode "Kurayami" et son game over en un coup) le transformant, avec ses DLC payants, en une sorte d'expérience totale. Il n'y a guère eu depuis que l'excellent remake de Resident Evil 4 pour tutoyer sa générosité... mais si c'est un remake, est-ce que ça compte vraiment ?

boulingrin87
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Seb C. - Liste commentée : Joués en 2019 et Seb C. - Liste commentée : Joués en 2024

Créée

le 26 sept. 2024

Critique lue 48 fois

4 j'aime

Seb C.

Écrit par

Critique lue 48 fois

4

D'autres avis sur The Evil Within

The Evil Within
ThoRCX
5

Pour le "renouveau du survival-horror", il va falloir repasser.

L'horreur est à la mode en ce moment dans le monde du jeu vidéo. Que ce soit avec des AAA comme Alien: Isolation et Silent Hills teasé récemment avec la démo P.T., ou encore de nombreux projets...

le 2 nov. 2014

51 j'aime

15

The Evil Within
Arnaud_Lalanne
5

Le survival-horror moderne, sans peur et avec beaucoup de reproches...

Beaucoup attendaient, moi le premier, avec ce The Evil Within, le retour d’un genre aujourd’hui plus ou moins moribond : le survival-horror. Certes, des titres comme Outlast ou Amnesia y ont...

le 1 nov. 2014

20 j'aime

2

The Evil Within
Zhibou
9

Les racines du mal

Le créateur de la saga Resident Evil qui revient aux affaires pour un nouveau Survival Horror, l'offre a de quoi être alléchante. Dés son annonce, Shinji Mikami promettait avec The Evil Within un...

le 16 oct. 2014

17 j'aime

1

Du même critique

The Lost City of Z
boulingrin87
3

L'enfer verdâtre

La jungle, c’est cool. James Gray, c’est cool. Les deux ensemble, ça ne peut être que génial. Voilà ce qui m’a fait entrer dans la salle, tout assuré que j’étais de me prendre la claque réglementaire...

le 17 mars 2017

80 j'aime

15

Au poste !
boulingrin87
6

Comique d'exaspération

Le 8 décembre 2011, Monsieur Fraize se faisait virer de l'émission "On ne demande qu'à en rire" à laquelle il participait pour la dixième fois. Un événement de sinistre mémoire, lors duquel Ruquier,...

le 5 juil. 2018

79 j'aime

3

The Witcher 3: Wild Hunt
boulingrin87
5

Aucune raison

J'ai toujours eu un énorme problème avec la saga The Witcher, une relation d'amour/haine qui ne s'est jamais démentie. D'un côté, en tant que joueur PC, je reste un fervent défenseur de CD Projekt...

le 14 sept. 2015

74 j'aime

31