Un sage a dit, au milieu des travées bruyantes d'un grand salon allemand : "Nous ne voulons pas grandir, donc nous restons des enfants." Pour donner de la valeur à de tels propos, on a le choix entre deux options : produire un jeu avec un amnésique ninja courant dans la jungle pour sauver la terre d'une invasion de robots extraterrestres, ou autre chose. David Cage a choisi la première avec le succès relatif mais respectable qu'on lui connaît. A l'autre extrémité du prisme des jeux d'aventure/QTE, autrement dit films interactifs, se trouvent pourtant des jeux plus discrets, qui lentement semblent faire leur trou. Telltale est l'un de ces artisans qui, doucement, contribuent à concrétiser des ambitions que d'autres ne parviennent qu'à claironner. Pour The Walking Dead, ils sont aidés par le formidable terreau que représente le matériau initial, une source d'inspiration folle qui chez eux laisse dès le départ présager du meilleur : personnages complexes, choix cruciaux, glissement du récit vers la tension puis l'horreur, le tout avec un gameplay de jeu d'aventure "à la Heavy Rain" ? Challenge accepted.
Telltale remet en branle la même machinerie, bien huilée, de son gameplay type "film interactif". Banco, à tous les niveaux ou presque. La première réussite de "The Walking Dead" le jeu réside dans son écriture. Le gameplay illustre la lente progression de l'intrigue par des actions anodines et répétitives qui peu à peu font sens dans l'esprit du joueur, montent en puissance pour passer d'un état de vague anxiété à une urgence totale. L'épisode 2 est un crescendo de deux heures qui ne surprend certes pas toujours, surtout pour qui connaît déjà les codes de la série ; pourtant la recette fonctionne sous la grâce d'un rythme extraordinairement bien étudié, qui donne à voir et surtout à jouer des situations tirant le meilleur parti d'un arsenal de personnages classique mais crédible. Le joueur est autant spectateur qu'acteur de l'horreur qui peu à peu l'entoure, lorsqu'au calme succède enfin la tempête et que vient l'heure de faire des choix. C'est bien ce système de choix qui perturbe ici, cette urgence constante, à la fois terriblement oppressante et délivrant la certitude de l'échec, qui broie l'esprit et laisse démuni, comme s'il n'existait au fond pas d'autre alternative qu'un désespoir noir et total. Telltale conçoit ses personnages avec la même fidélité que le comic, les éclairant d'un jour favorable avant de dévoiler leur véritable nature dans des moments de glissement sans retour ; au centre des événements, le joueur est arbitre et responsable des agissements d'autrui, veille au grain en attendant l'instant fatidique ou tout, inéluctablement, finira par basculer.
Les dialogues, la morale sont intéressants ; cette virée en enfer où perce parfois le soleil renvoie le joueur et ses acolytes au rôle d'animaux perdus et blessés, dans une quête de bonheur qu'on sait perdue d'avance. Alors pourquoi s'en faire ? C'est là tout le génie du jeu qui parvient à nous faire croire en la possibilité de jours meilleurs, distillant à doses homéopathiques des respirations, l'illusion fragile d'une réussite que l'on garde chevillée au coeur. Comme chez Kirkman l'humain est pleutre et lâche pourtant il est traversé d'éclairs de beauté et on finit par lire en lui avant, parfois, de le perdre à jamais. Il est question de ne pas perdre, plus que de gagner ; d'être le moins malheureux possible ce qui, paradoxalement, sonne comme une promesse d'espoir tandis que les nuages s'accumulent, plus lourds et plus denses, jusqu'à l'orage final. Le gameplay quant à lui, simple gimmick chez la concurrence, trouve ici un sens inespéré : l'unité de temps, de lieu et d'action lui offre les outils pour frapper juste et fort au moment qui s'impose, retourner sa propre logique débilitante de QTE déjà-vu-déjà-joué pour prendre à la gorge quand la routine s'installe. Il y a quelque chose de profondément déchirant et sublime dans ces mécaniques paresseuses, une sorte d'alignement invisible avec les thématiques abordées, où quelques secondes suffisent pour construire une balançoire comme pour perdre une vie. L'issue sera terrible ; la beauté de l'expérience consiste à capter ces instants de grâce, à trouver dans ces débris d'humanité, dans ces résidus de mécaniques d'un autre âge les indices d'un avenir radieux qui pourtant jamais ne viendra.
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