«Watch Dogs», hackers sur la ville
Lui, l’air sûr de lui, pressé, en costard impeccable, est amateur de cosplay. Elle, tentant une duckface pathétique en pose selfie, lutte contre un cancer. Cet autre, là, sort de prison et discute avec un boursicoteur amateur. D’ailleurs, son compte en banque est vulnérable. Il suffit de se servir. Ce que ne manque pas de faire cet homme qui se tient dans la posture la plus commune du monde hyperconnecté : immobile en pleine rue, les yeux rivés sur l’écran de son téléphone. Il n’est pas en train de suivre sa timeline Twitter, il utilise le «profiler», logiciel qui permet d’avoir accès à tout ce qui transite sur le CTOS, le réseau informatique de la ville de Chicago. Il n’y a plus de secret pour Aiden Pierce, incarnation vivante du programme Prism de la NSA (lire ci-contre). Il parcourt les rues de la capitale de l’Illinois en récoltant les données comme bon lui semble et en prenant le contrôle de tous les objets connectés à sa portée. Et dans les mains de ce braqueur numérique, le téléphone devient la plus puissante des armes.
Watch Dogs, titre majeur de 2014 pour Ubisoft attendu depuis déjà deux ans, est un jeu citadin en monde ouvert dans la lignée (forcément assumée) de la série des GTA. Toutes les figures imposées du genre sont donc bien présentes : trame principale qui évolue quand le joueur le décide, missions secondaires en pagaille, voitures en libre-service (déloger, si nécessaire, l’occupant actuel), autoradio fourmillant de playlists, fusillades, prise en chasse par la police, le tout en traversant la carte gigantesque de la ville. Dans GTA et ses disciples, la ville est d’ailleurs un personnage à part entière. Parfois un peu négligée par les développeurs (LA Noire, Mafia 2), ou au contraire ciselée jusque dans ses moindres recoins (GTA 4 et 5), elle peut devenir un terrain de jeu accueillant pour acrobates (Assassin’s Creed) ou un pourvoyeur de rencontres loufoques (Saints Row).
La nouveauté de Watch Dogs, c’est d’en avoir fait un personnage jouable. Non pas directement par le joueur, mais par l’intermédiaire d’Aiden qui peut en prendre le contrôle à volonté. En vue subjective avec les caméras de surveillance ou dans un rôle de partenaire efficace quand il s’agit de brouiller les feux de signalisation pour échapper à ses poursuivants, la ville accompagne le héros tout au long de ses aventures. Et c’est jouissif. Même si - c’est classique - tout l’arsenal citadin n’est pas immédiatement disponible, le sentiment de toute-puissance est immédiat. Un black-out électrique majeur d’une simple pression d’un doigt, un pont qui se lève au moment où on roule dessus, le contrôle sur l’environnement semble absolu. Et l’environnement en question est soigné. Même si la claque visuelle tant attendue n’est pas au rendez-vous, il n’y a pas grand-chose à redire de la modélisation de Chicago. Sur une console de nouvelle génération, Watch Dogs est très agréable à l’œil, sans pour autant donner dans le jamais-vu. Il faudra encore patienter pour le premier «effet wahou» de la «next gen». Mais avec son approche futuriste (tout en étant d’actualité), et un gameplay brillamment intégré au monde qu’elle décrit - l’intrusion, par exemple, d’un autre joueur dans sa propre partie pour une tentative de piratage en règle -, la production d’Ubisoft Montréal avait tout pour jouer dans la même cour que les productions de Maître Rockstar. On en est pourtant loin.
Difficile, quand on a la manette en main, d’analyser les raisons qui nous empêchent d’adhérer complètement à un univers ludique quand tous les ingrédients semblent réunis. Mais après plusieurs sessions de jeu, on en revient toujours aux mêmes faiblesses fondatrices : celles qui accompagnent les deux personnages du jeu, Aiden Pierce et Chicago. Le premier, fil conducteur de la trame narrative, est dramatiquement transparent et la motivation qui lui sert de moteur, d’une banalité à pleurer. Sa nièce est morte dans un guet-apens dont il était la cible. Culpabilité, vengeance, soif de justice, il va remuer ciel et terre pour retrouver les coupables. En l’absence de costume de chauve-souris, l’ensemble est indigeste. Et on finit par se désintéresser des enjeux propres au héros. On se souvient d’avoir eu plus d’empathie pour Trevor, l’infréquentable psychopathe de GTA 5.
En ce qui concerne Chicago, l’affaire est plus complexe. Une bonne partie de la raison d’être d’un jeu en monde ouvert tient dans la promesse du voyage et de la découverte de l’univers. Le joueur, guidé dans ses pas par le scénario, va petit à petit prendre possession des lieux, trouver ses propres repères, tout en se faisant surprendre par un détail qu’il n’attendait pas, par une rencontre surprenante. Mais dans Watch Dogs, ville jouable oblige, Chicago n’a aucun secret ou presque. La ville déborde d’activités très variées (poker, échecs, courses, criminels à arrêter, jeux en réalité augmentée où on rebondit sur des fleurs géantes, etc.) mais elle finit par ressembler à un parc d’attraction pour gamers. Constamment sollicité, le joueur ne prend jamais le temps de découvrir le terrain de jeu, qui finit par se faire oublier. La ville se confond alors avec son réseau informatique, le CTOS, et se résume à une liste de points interactifs connectés entre eux dans lesquels joueur navigue. Aussi plaisante que soit cette navigation, elle ne peut que frustrer le voyageur. Pas au point, cependant, de rejeter complètement l’expérience. Car Watch Dogs est finalement, si on se souvient de la jurisprudence Assassin’s Creed, un très bon prologue pour une nouvelle franchise d’Ubisoft. Largement suffisant en tout cas pour attendre avec impatience les épisodes suivants.