Un être qui avait existé dans le monde venait de le quitter, aussi
simplement et sûrement qu’on sort d’une pièce ou que la poussière d’un
pissenlit fané est balayée par le vent, sans bruit, laissant dans son
sillage un vide, une béance.
La jeune auteure ancre de suite son premier roman autour de la mort de Kweku Sai, mari, père, et personnage central d’une famille qui se retrouve un moment, dans l’intense dilatation du temps occasionnée là. Les répercussions directes, factuelles, sur ses proches, aussi éloignés et encore inconscients soient-ils de ce qui se joue, ouvrent les brèches de chacun dans sa propre existence. En trois actes, Taiye Selasi, en multipliant les allers retours géographiques et temporels entre la côte est des Etats-Unis, l’Europe et le Ghana,
rassemble les vivants.
La première partie développe le point de vue de Kweku, clinique, précis et rationnel.
Entre les prémices de la mort, il y a en moyenne quarante minutes, et
même si ces choses arrivent effectivement, c’est-à-dire des cœurs
humains sains qui claquent, par hasard, sans aucune raison, comme la
survenue d’une crampe dans le mollet, la question de la durée reste
entière. Toutes ces minutes dans l’intervalle. Entre la première
contraction et le dernier soupir.
Au petit matin dans son jardin au Ghana, pieds nus dans la fraîche rosée, l’homme se meurt. Et voit sa vie défiler. Ses femmes, ses enfants, le chemin parcouru
des rives du Ghana de son enfance vers l’exil américain
et la réussite, jusqu’à l’accident. En impressions spontanées, en émotions, en souvenirs, en regrets et en erreurs.
Des gouttes de rosée sur des brins d’herbe, pareilles à des diamants
semés en abondance de sa besace par un farfadet qui passait par là,
folâtrant d’un pas ailé dans le jardin de Kweku Sai juste avant
l’arrivée de celui-ci.
La mort intensément poétique de Kweku Sai, est à la fois profonde d’émotions sur une vie qui s’achève, et peuplée des questions les plus tangiblement existentielles.
Il n’a plus éprouvé cela depuis « Say-dee », l’impression d’une
révélation, la découverte troublante de s’être fourvoyé, la beauté, la
pérennité de la beauté de ce qu’il avait regardé un nombre
incalculable de fois et trouvé banal, négligeable. Comment était-il
passé à côté ? (…) Il n’a plus éprouvé cela depuis Sadie : frustration
et pitié, le monde est à la fois trop beau et plus beau qu’il n’en a
conscience, il ne s’en est pas aperçu, il est passé à côté et passera
peut-être davantage encore à côté ; il est peut-être trop tard, c’est
une possibilité, le temps lui manquera ; peut-être que ce qu’il a
remarqué n’a au fond aucune importance, comment en aurait-ce puisque
tout est voué à disparaître ?
Taiye Selasi a l’art d’évoquer le père : l’homme, sa morale. Avec une image forte, à travers un objet anodin du quotidien, commun au possible entre tous les hommes du monde, une pantoufle, elle raconte ce père et ses valeurs. Et l’anodine pantoufle devient soudain
le symbole d’un mode de vie honnête et humaniste :
Les pantoufles. Des mules marrons abimées, usées jusqu’à la corde.
Pareilles à des animaux de compagnie en cuir souffrant d’une angoisse
de séparation, fidèles, ses chiens. Sa religion, ce en quoi il
croyait, le fondement de sa morale : un ascétisme cosmopolite
syncrétique, un rituel, des lignes épurées. La pantoufle. D’une grande
simplicité, silencieuse sur le bois, apportant propreté, paix et
sérénité aux croyants du monde entier, de toutes les classes sociales
et de toutes les cultures, accessibles à tous, une forme de protection
inégalée contre les dangers du foyer, éclats, bactéries et dégâts
causés au bois, aux lattes en chêne poncées à cinquante dollars le
mètre carré. Quand il allait chez les autres, il remarquait en premier
lieu l’usage ou non de pantoufles, un préalable d’où découlait son
opinion.
Les deux autres parties rassemblent, puis rapatrient, son ex-femme, Fola, et leurs enfants. Olu, l’aîné, médecin à Boston, peu enclin à sortir du confort de son quotidien tout entier dédié au travail, Taiwo et Kehinde, les jumeaux magnifiques, qui ne se sont pas parlés depuis des mois, et Sadé, la petite dernière, qui l’a à peine connu. Tous ne réagissent évidemment pas de la même façon, tous n’ont pas le même chagrin,
tous n’ont pas avec Kweku la même histoire.
Mais la douleur est là, présente :
une étrange béance, une sensation d’apesanteur, comme si elle
flottait, comme si elle avait cessé d’exister l’espace d’un instant :
une tristesse insolite, un mélange de chagrin et de compassion, une
tristesse gonflée à l’hélium, trop lourde à supporter.
L’histoire de la famille se raconte, s’éclaire de différents points de vue. Le lecteur y gagne une vue d’ensemble que les personnages n’auront pas. Et les détails les plus anciens, les plus secrets, le pacte silencieux de deux jeunes adultes amoureux, prennent une importance insoupçonnée dans les personnalités de chacun, dans l’histoire parentale autant que dans celle des enfants :
Réussite, parce que quelle était l’unité de mesure (dollars américains
? diplômes sous cadre ?) et quelle quantité suffirait ? Sacrifice,
parce qu’il était empreint d’hostilité si elle le formulait, absurde
s’il s’y essayait, comme s’il ne connaissait pas la contrepartie. (…)
Mais ils savaient, tout du moins lui, que le sacrifice de Fola était
incommensurable. Aussi la réussite devait-elle l’être également.
Les jugements fusent, chacun ayant un poids pour un autre quelque part dans son histoire,
comme si tout ce qu’il cherchait durant ces heures innombrables (…),
c’était de sonder la nostalgie, les manques, les luttes qui avaient
jalonné leurs vies, de s’abimer dans les profondeurs, de s’y
propulser, nu et suant, flottant dans le vide.
Et pourtant, la retenue, l’humilité, la décence. L’amour plus sûrement. Quelque chose les retient de se déchirer bêtement.
Une humanité toujours dosée, réfléchie, pesée.
Déracinée. Une vérité sans attache.
Puis il y a la légende autour du couple de jumeaux, dont l’histoire silencieuse se révèle tout au long du roman, drame secret qui a désagrégé la famille sans un mot, sans le vouloir. Taiye Selasi prend le temps d’évoquer le folklore de croyances ancestrales, et raconte encore une poésie de l’âme humaine :
Les ibeji (jumeaux) sont les deux moitiés d’un esprit, un esprit trop
volumineux pour tenir dans un seul corps – des êtres liminaux,
mi-hommes mi-divinités, qu’il faut par conséquent honorer, même
adorer. Le second jumeau – le changelin et le magicien, moins fasciné
par les affaires du monde que l’aîné – vient sur terre à contrecœur et
doit faire beaucoup d’efforts pour y demeurer tant la nostalgie du
royaume spirituel l’habite. A la veille de son incarnation, le second
jumeau, le sceptique, dit au premier : « Va voir si le monde te
convient. Si c’est le cas, restes-y. Sinon, reviens. » Le premier
jumeau, Taiyewo (du yoruba to aiye wo « voir et goûter le monde »,
abrégé en Taiye ou Taiwo), sort docilement de l’utérus pour mener sa
mission de reconnaissance et aime suffisamment le monde pour y rester.
Kehinde (du yoruba kehin de « arriver ensuite ») remarque que sa
moitié ne revient pas et décide de la rejoindre sans se hâter,
daignant prendre une forme humaine. Du coup, les Yorubas considèrent
Kehinde comme l’aîné : le né en second, mais plus sage, donc plus âgé.
Et il en était ainsi.
Il y a beaucoup de musique dans la narration de Taiye Selasi.
Sa prose nous emporte en trois parties : trois mouvements d’une même histoire, le retour, le voyage, le départ. D’où vers où ? Pour chacun le mouvement est le même, irrépressible attirance vers un regroupement salutaire au sein du clan, aussi ténu soit-il et aussi loin qu’il faille le retrouver. Pour chacun la musique est différente, chacun impose sa propre vision d’un pan de l’histoire, son propre thème. Pour tous, Kweku Sai n’est pas la même note, pas le même rythme. L’ensemble, c’est
une vie chantée de plusieurs voix qui, ce faisant se racontent tout autant.
Et racontent l’amour filial, évident toujours mais dont parfois on ne sait quoi faire :
Une pensée domine celles qui se bousculent dans l’esprit de Fola : la
force de l’amour est inutile, car la force ne circule pas, ne défend
pas ses enfants, ne les protège pas, ne les accompagne pas, ne leur
sert pas de bouclier – et pourtant, comment aimer autrement ?